Bernard Bouché : « Il n’y a que la mobilisation collective et la justice pour faire bouger les patrons ! »

Bernard Bouché est syndicaliste à Solidaires en ayant participé à la création de Sud Rail, après le conflit de 1995. Avant, Bernard était à la CFDT, quand celle-ci défendait la nécessité de mettre en place une société socialiste autogestionnaire. Il a participé au Comité Central d’Entreprise de la SNCF (notamment en présidant sa commission « conditions de travail »). Au sein de l’Union Syndicale Solidaires, il participe actuellement au développement de formations interprofessionnelles notamment sur les questions du travail, des risques organisationnels et des pressions.
 
Les pratiques développées au sein de Solidaires aujourd’hui visent notamment à reprendre la main au plus près du terrain et à développer les initiatives avec les salarié-e-s. Il ne s’agit pas en effet seulement de montrer et démontrer tout ce qui fait souffrir les salarié-e-s (ce qui est nécessaire mais pas suffisant), mais d’être du côté du développement du « pouvoir d’agir ».
 
On peut par exemple analyser la précarité en montrant toutes les conséquences et les freins dans les mobilisations, qui sont la conséquence de la montée du chômage et des statuts et situations de précarité. La réponse syndicale et sociale serait alors à rechercher dans les luttes pour l’emploi et pour l’amélioration du code du travail et pour obtenir des garanties pour les salariés. Ces luttes sont nécessaires, et les équipes syndicales y sont impliquées, mais, en attendant, il nous faut aussi comprendre ce que sont les résistances et comment des résistances et des luttes de précaires se développent malgré des situations défavorables pour les luttes. Des luttes se développent aussi dans le commerce, l’hôtellerie, la restauration rapide. Les salarié-e-s sont donc loin d’être « pliés », couchés et apathiques.
 
Les résistances des salariés (trop souvent présentés comme « coopérant », voire « collaborant », à leur propre exploitation) sont à observer, valoriser et encourager par des pratiques syndicales d’« enquêtes-actions » qui questionnent les salariés. Comme le disait une équipe syndicale d’un établissement de l’enseignement supérieur, « tirer le fil de la souffrance au travail via l’écoute syndicale permet de dévider toute la pelote des questions du travail. On a l’impression tout à coup d’avoir à notre disposition une puissante mandibule permettant d’attraper sous un jour nouveau les sujets syndicaux plus traditionnels. À la mâchoire supérieure du discours politique général, s’articule désormais une mâchoire inférieure des mille et uns faits concrets de la vie au travail ».
 
Ce n’est pas seulement ce qui est visible (les grèves et manifs…) qu’il faut regarder et valoriser, mais aussi tout ce que déploient les salariés, toutes les résistances et manières de faire qu’ils mettent en œuvre. Un exemple de résistance qu’on ne « voit » pas et qu’il faut aller dénicher avec ceux qui font le travail : l’un d’entre eux, jeune embauché à Domino’s Pizza, explique que, lorsqu’il arrive au travail, il commence par retourner la pancarte mentionnant les quantités maximales d’ingrédients à mettre dans les pizzas. Cela lui permet de faire un peu à sa façon et de mettre un peu plus que ce qui est prévu …
 
L’Union Syndicale Solidaires développe des formations d’équipes syndicales en ne spécialisant pas les acteurs syndicaux. Les représentants du personnel dans les CHSCT sont ainsi invités à agir avec les autres représentants (avec les délégués du personnel et membres des comités d’entreprise et, dans la fonction publique, avec les autres instances). Au lieu de parler de « risques psycho-sociaux », terme totalement incompris des salarié-e-s et qui est « un fourre-tout » qui sert souvent à produire des indicateurs et à « noyer le poisson », il s’agit plutôt de mettre en œuvre des pratiques de prise en charge syndicale des risques organisationnels (donc générés par les organisations et politiques patronales), des pressions et des violences au travail.
 
La formation des équipes syndicales permet ainsi de comprendre les logiques en place dans les entreprises, publiques ou privées, les administrations, personne n’étant épargné. Pourquoi des salariés sont épuisés au travail, quelles sont les difficultés qu’ils rencontrent pour faire un boulot avec lequel ils sont en accord, pour faire de la qualité de leur point de vue (et pas celui des employeurs pour qui ce qui compte en définitive, c’est la quantité). Pour les patrons, les mesures à mettre en œuvre ne doivent pas remettre en cause l’organisation du travail (organisation hiérarchique, moyens, contenu et autonomie, etc.). Si les salarié-e-s sont malades, c’est parce que le travail lui même est malade.
 
Ce sont celles et ceux qui font le travail qui connaissent les contraintes et peuvent expliquer les difficultés rencontrées au jour le jour. Et même pour un militant syndical, ce n’est pas évident de comprendre les autres travailleurs. Aller sur le terrain, dans les bureaux, les ateliers, les services avec une feuille blanche ou un carnet permet de questionner, d’observer et, au bout du compte, de comprendre ce qui se passe dans le détail. Cette pratique augmente considérablement les possibilités de mobilisations collectives. Ce qui est important, c’est de travailler avec eux sur les difficultés rencontrées, mais aussi sur ce qui va bien (et donc sur ce qu’ils voudraient préserver), sur ce qu’ils voudraient faire mais n’arrivent pas à faire, sur les stratégies qu’ils mettent en œuvre pour arriver à faire…
 
De nombreux exemples montrent des syndicalistes qui contribuent à développer des initiatives de terrain. Si on entend parfois dire que les syndicalistes, notamment ces dernières années, ne se seraient intéressés qu’à l’emploi et au salaire au détriment des conditions et de l’organisation du travail, c’est sans doute ce qui peut apparaître de manière générale, mais la réalité, c’est une multitude d’initiatives de terrain, le plus souvent avec des moyens limités. Dans une entreprise de moins de 100 salariés lorsqu’il y a un CHSCT, il y a trois représentants du personnel dans cette instance qui ont chacun deux heures de délégation (donc de détachement possible) par mois…
 
Les questions de conditions et d’organisation du travail sont prises en compte par le syndicalisme, mais ne sont pas visibles des médias, voire de la majorité des chercheurs qui vont regarder et analyser cela loin du terrain et de manière globale. C’est peu visible, ça ne fait pas la une des médias, mais ça représente pourtant une énergie et des heures d’investissements et d’échanges au côté des collègues de travail. Par exemple, lorsque les libraires de la Fnac Bellecour à Lyon décident, sous l’impulsion de la déléguée de Sud Fnac, d’écrire une lettre ouverte à la direction sur tout ce qui ne va pas, de décrire les changements incessants (une fois, il faut vendre sur place et, peu de temps, après il faut promouvoir Internet), décrire aussi la fatigue et l’usure…Les libraires décident ensuite de transmettre cette lettre à toutes les Fnac de province et reçoivent des éléments en réponse, par exemple des collègues de Grenoble : « Sachez que la lecture de la lettre des libraires de Bellecour nous a bouleversés ; tout à coup, nous prenions connaissance du quotidien des autres librairies, tout à coup des mots étaient mis sur des maux et enfin nous n’étions plus seuls, contrairement à ce qu’on nous faisait croire ». C’est ce type d’initiatives qui fait « boule de neige » que Solidaires a envie de développer. En passant du verbal à l’écrit, mais aussi du discours général aux effets concrets et aux situations vécues, on peut exprimer une radicalité le plus souvent plus importante et permettre la mise en mouvement.
 
Bernard Bouché précise que ces enquêtes ne sont pas destinées à convaincre les directions ni à avoir des arguments où à « objectiver » des situations, mais plutôt à développer les possibilités d’agir avec les salarié-e-s. Deux situations font en effet bouger les patrons : les mobilisations des salarié-e-s (pas seulement la grève) et les actions en justice. Quand, par exemple, les syndicalistes de Sud Caisse d’épargne font condamner leur direction contre la mise sous tension généralisée des salariés de la banque (le benchmark), ça permet à la fois de légitimer l’action syndicale, d’obliger la direction à revoir son système d’évaluation (même si tout n’est pas gagné), et cela aboutit aussi à des salarié-e-s qui parlent de tout cela entre eux avec, au bout du compte, un recul de l’isolement.
 
Ce qui est médiatisé n’est que la partie la plus visible de la pression et masque souvent les difficultés quotidiennes. Personne ne parle (ou très exceptionnellement) du suicide des chômeurs, des précaires ou même des ouvriers. Ces drames sont pourtant plus importants que dans l’encadrement. Et s’il ne s’agit pas de faire une comptabilité morbide, l’action syndicale (et les enquêtes menées par les militant-e-s) doit permettre de comprendre avec les collègues de travail pourquoi ils disent qu’il est vraisemblable que ce geste soit lié, au moins en partie, au travail. Dans le cadre de ce type d’enquête, des salarié-e-s s’expriment un jour en disant « s’il faut en arriver là pour être écoutés, c’est grave ! ». C’est en questionnant les collègues (« pourquoi tu dis cela ? Qu’est-ce que tu aurais envie de dire et qui n’est pas entendu par la hiérarchie et la direction ? ») que l’on peut comprendre ensemble ce qui ne va pas, ce qu’il faudrait changer et imposer ensemble… Faire du collectif à partir des aspirations de chacun.
 
Bernard Bouché donne des exemples de modes d’action qui permettent de développer des postures actives :
le droit de retrait pour situation de danger grave et imminent a été mis en œuvre un vendredi soir (un des jours les plus chargés au début du week-end) dans un magasin Domino’s Pizza avec des jeunes étudiant-e-s précaires et à temps partiel. Charges de travail trop importantes, insuffisance d’effectif, pneus des scooters inadaptés : le ras-le-bol s’est accumulé au fil du temps et, avec l’équipe syndicale de Solidaires, a obligé le patron à négocier, à trouver des solutions, à embaucher dans la semaine qui a suivi… Une section syndicale avec une élection de délégués du personnel s’est ensuite mise en place avec des difficultés liées au turn-over important dans ce secteur.
la déclaration d’accidents du travail lorsque un-e salarié-e « pète un câble » à l’issue d’une tension avec ses collègues, un client ou sa hiérarchie. Dans une MJC, par exemple, les salariés sont chargés d’organiser un festival, mais ils n’obtiennent pas de réponses à leurs questions concrètes, et leur travail est bloqué. Les emplois aidés n’ont pas été remplacés… Ils élaborent avec les bénévoles des propositions pour externaliser l’activité et ne plus dépendre d’une structure qui les bride. L’inspection du travail est alertée et intervient, la médecine du travail est sollicitée. Pour le moment le « bras de fer » continue et un des salariés est en accident du travail après une altercation avec le directeur de la structure. On peut en effet faire reconnaître un « choc psychologique » lié au travail comme accident dès lors que l’on peut prouver qu’un fait déclencheur est à l’origine de ce choc. Et pour un-e salarié-e, ce n’est pas la même chose de se mettre en « arrêt maladie » (ce qui sous-tend une fragilité personnelle) ou en accident du travail (ce qui est la conséquence d’une cause liée au travail).
 
 
 
 
 
 

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