Danièle Linhart : « La sur-humanisation casse les logiques de métiers »

Danièle Linhart est sociologue du travail et directrice de recherche émérite au CNRS. Elle travaille à Paris 8 et Paris 10 avec des historiens et des spécialistes sur l’étude du genre. Elle réalise un travail d’enquête et d’interviews dans les entreprises. C’est à partir de ces enquêtes qu’elle a accumulé beaucoup d’observations sur la réalité du travail aujourd’hui. Elle est venue le dimanche 11 janvier rencontrer le groupe du grand chantier pour lui restituer un peu de ses analyses. Le compte-rendu de cette intervention n’a pas encore été validé par Danièle Linhart.
 
« J’ai réalisé beaucoup d’enquêtes dans beaucoup d’entreprises et participé à des séminaires organisés par SUD, la CFDT, la CGT et par des responsables d’entreprises. Au sein de ces derniers, j’ai pu comprendre la stratégie managériale, hors de la langue de bois qu’ils utilisent lors des interviews habituels. Ces responsables sont conditionnés, formatés, dépendants des consignes des états-majors, qui sont eux-mêmes dépendant des consignes des financiers.
 
On est souvent déçus car l’utilisation faite de notre travail n’est pas enthousiasmante. La question du travail est considérée comme moins urgente que celle de l’emploi et des salaires. Les partis politiques ignorent totalement ce qui se passe réellement dans les entreprises. Depuis 1981, les syndicats sont soumis à une institutionnalisation. Par exemple, les membres des CHSCT sont devenus des experts, loin de la base. De plus, ils n’ont pas de savoir-faire du travail.
 
Le taylorisme 
Pendant les Trente glorieuses (années 1950-60-70), les syndicats n’ont pas voulu collaborer avec les patrons pour réorganiser le travail. Eux s’occupaient de la redistribution de la richesse, pas des conditions de production. Et ils étaient convaincus que l’organisation taylorienne était la plus productive.
Dans le taylorisme, l’idée est de décomposer le travail, de le découper – les ouvriers étant robotisés. C’est une pensée managériale faite pour asseoir la domination sur les ouvriers, tout en cherchant le consensus dans la société, à qui on présente cette forme de travail comme la meilleure et surtout la plus juste – tous les innovateurs se sont toujours présentés comme les bienfaiteurs de l’humanité !
Le contrat de travail est un contrat de soumission, car le salarié dépend de son patron et accepte de se soumettre aux consignes de travail durant le temps de travail, parce que l’employeur lui paye son temps.
Taylor est le premier consultant de l’histoire industrielle. Il fait des enquêtes et dresses des constats. A l’époque, un employeur s’adressait à des contremaîtres, qui eux-mêmes employaient des ouvriers de métier. Taylor dit que c’est une mauvaise solution car le patron payant le moins possible ses ouvriers, ceux-ci font de la flânerie systématique, maintenant une production basse. « C’est la patrie qui en pâtit. C’est une catastrophe. Au nom de l’avenir des Etats-Unis, il faut trouver un consensus ». Il interpose la science entre les ouvriers et les patrons. C’est elle qui décide de la meilleure façon de produire : il faut payer plus les ouvriers et en fonction de l’augmentation de la production.
On va aussi chercher dans la tête des ouvriers la somme des savoirs et connaissances pour l’amener dans les bureaux, et ensuite rationnaliser le travail. Il s’ensuit une compartimentation des métiers et des tâches. En fait, Taylor dépouille les ouvriers des seules ressources qu’ils ont dans leur tête et qui constituent un contre-pouvoir. Il y avait à l’époque des syndicats de métier, ils disparaissent, opérant un transfert de pouvoir vers l’employeur – tout cela sous couvert de mieux au niveau productivité et salaires.
Même la gauche y a cru – voir le livre de Bruno Trentin « La cité du travail » qui dénonce la posture des syndicats au temps du taylorisme. Ils y croyaient ! Ils monnayaient la pénibilité du travail en primes (prime de travail, prime de toxicité, etc.) au lieu d’éradiquer ces conditions de travail.
 
L’économie sociale et solidaire
Les Scop qui ne sont pas concurrentes d’entreprises capitalistes classiques organisent leur travail différemment. Les autres ont tendance à bosser de la même façon. Seule la redistribution de l’argent est différente.
J’ai bossé dans une Scop – l’AOIP (8 ouvriers) qui fabrique des téléphones. J’interpelle mes collègues : « Qu’est-ce que ça vous fait de bosser dans une Scop?
– Une quoi ? Ben nous on est en intérim ! » 
Moi-même je pointais et intégrais la chaîne. Des AG élisent le directeur, oui, mais la différence est difficile à percevoir dans l’organisation du travail. Un économiste me disait : « Il y a trois logiques : la capitaliste, la révolutionnaire et celle qui érode par la base et impose d’une autre façon, la Scop ! » Moi, je n’en suis pas convaincue…
L’économie sociale et solidaire, quant à elle, demande aux salariés des conditions de travail plus difficiles pour respecter les valeurs soi-disant non capitalistes. C’est la même logique dans le service public : au nom des deniers publics, du bien commun, de l’intérêt général, on fait bosser les salariés du public comme dans le privé.
 
Le fordisme
Ford et Taylor ont mis au point une méthode d’emprise sur les ouvriers qu’ils justifient idéologiquement : c’est pour le bien de tous. A l’époque, comme il y a 70 % de turn-over, Ford augmente les salaires jusqu’à ce que les gens restent. Il a payé 150 % de plus. Comme les salariés acceptent, Ford déclare qu’il n’y a pas d’injustice. Les salariés souffrent de stress et d’insomnie, à un tel point qu’on a appelé cette maladie la Fordite.
Ford déclare : je veux être sûr que mes ouvriers méritent, par leur mode de vie, ce travail. Pour cela, il envoie des inspecteurs aux domiciles pour vérifier trois règles fondamentales :
1 – Être marié (un homme non tenu par sa femme va courir les filles la nuit et être fatigué le lendemain)
2 – Que madame tienne bien sa maison (pour l’hygiène)
3 – Apprendre à madame à faire des économies pour… acheter une Ford !
Ford a été pressenti pour être prix Nobel de la Paix avant la guerre, sauf qu’étant un grand admirateur d’Hitler, son image en a pâti.
Ces manières sont d’une violence inouïe, c’est une privation de liberté totale, l’homme devient un rouage.
 
Les tendances actuelles
Aujourd’hui, on est confronté à une sur-humanisation : on ne voit plus que l’humain dans le travail, pour ne pas voir les professionnels avec leur savoir, leur connaissance et leur valeur professionnelle, morale et citoyenne. Là où Taylor disait « Il faut expulser l’état d’esprit », aujourd’hui on dit : « Il faut mobiliser les émotions et les affects pour un travail productif ». Mais c’est toujours une même logique d’emprise et de domination.
Exemple : en 1968, les ouvriers en ont ras-le-bol, la mondialisation commence à arriver, et avec elle la concurrence, qui réclame de l’innovation, de la qualité et de la productivité au détriment d’une certaine qualité de vie au travail. C’est une révolution sociale.
A l’époque également, les activités tertiaires se développent (activités en interaction avec les usagers, patients, d’autres entreprises, etc.), des activités pour lesquelles l’organisation tayloriste n’est plus du tout efficace. Mais la contrainte et le contrôle sont toujours à l’œuvre : on oblige chaque salarié à s’appliquer les critères d’efficacité et de productivité. Chacun devient le relais conscient de cette logique. On joue sur la fibre humaine : « La vraie richesse de l’entreprise, ce sont les hommes et les femmes ». On manipule idéologiquement au sein de cercles de qualité et/ou d’expression où on fait parler les gens. En fait, l’entreprise fait passer des messages.
Les groupes d’expression sont arrivés à un moment de creux syndical, les salariés, pas habitués à la parole (ils sont plutôt dans le faire), n’ont pas été préparés, il n’y avait pas de collectif. De plus, il n’y avait pas de rapport de force, et plutôt une méconnaissance syndicale en matière d’organisation du travail.
Exemple de formation pour les cadres : apprendre à poser les bonnes questions pour avoir les bonnes réponses. On soumet en permanence les salariés à l’idéologie de l’entreprise. C’est la culture de l’entreprise. On ne parle plus de culture des métiers.
Cassage des logiques collectives, entretiens individuels, transformation de chaque salarié en militant inconditionnel de son entreprise : tous ces éléments sont une évidence pour les responsables car ils considèrent qu’ils se lèvent tous les matins pour l’emploi des salariés. Ces emplois sont leur emploi, il est donc normal que les salariés militent pour.
L’embauche désormais se fait dans le sens d’une adaptation idéale aux méthodes de l’entreprise. Ce ne sont plus la qualité, le CV et l’expérience professionnelle qui comptent.
 
Les coaches et les psys
En situation de demande d’emploi, il faut montrer sa capacité d’adaptation. Des entreprises demandent même des prises de sang afin de détecter la substance qui a à voir avec la transgression.
L’IRM montre que certaines couleurs excitent des zones du cerveau en termes de répulsion ou d’attirance. Ces méthodes de recrutement peuvent passer aussi par l’analyse graphologique des candidats.
On coache les salariés sur leur habillement, leurs gestes, etc. Les critères de base sont donc bien humains, et non plus professionnels. Il faut être flexible, mobile, loyal, accepter de s’engager, de se remettre en question. On manipule ceux qui aiment le risque (saut à l’élastique, par exemple) en les flattant narcissiquement : trouver en soi des potentialités qu’on n’imaginait même pas. L’armée recrute exactement sur ce mode.
Les psychologues du travail répondent à la souffrance au travail, non à son organisation. On utilise énormément les psychologues dans le cadre des cabinets de consultants. On considère toujours que c’est l’agent qui est malade, pas l’organisation du travail. D’ailleurs, la direction demande au CHSCT de repérer les gens « fragiles » pour éviter qu’ils ne se suicident. Le comble, c’est qu’ils devraient bénéficier de leur travail pour retrouver de la confiance en eux ; or, là, c’est l’inverse qui se produit : le travail les fragilise encore plus.
 
Histoires concrètes
 
1 – Quand les militaires fascinent les RH
« Les RH au service du bonheur » : c’est la thématique d’un séminaire de RH. À chaque séance, un militaire expose : un amiral, un colonel revenu d’Afghanistan, etc. Ils fascinent l’assistance par des phrases telles que « Les soldats doivent avoir une confiance totale en nous ». Les RH rêvent d’obtenir cette confiance aveugle.
L’amiral dit que lorsque les gars partent en mission, ils doivent avoir l’esprit libre et ne pas avoir de problèmes familiaux. Exemple de travail pendant trois mois dans un sous-marin nucléaire durant lequel ils doivent faire beaucoup de relevés. On détecte des manques d’attention – ils sont turlupinés : que fait leur femme pendant ce temps ? Après sondage, on s’aperçoit que le moment le plus délicat pour la fidélité de la femme est quand un appareil ménager tombe en panne… car un homme vient réparer ! Solution : on crée un service de dépannage « certifié » par le ministère de la marine – madame est obligée d’y faire appel en cas de panne.
La volonté de prendre en charge toutes les difficultés des salariés équivaut à prendre en charge la spécificité humaine (peur, maladie, angoisse). Tout résoudre, c’est totalitaire !
Pour obliger les salariés à recourir aux bonnes pratiques de l’entreprise, on opère une précarisation subjective :
On met les salariés en situation de mal-être, on les fait changer de poste en permanence. Ce qui revient à les expulser de leur professionnalité. Restructurations, redéfinition des métiers, déménagements géographiques, changements de logiciels sont autant de stratégies pour brouiller les repères. Les salariés sont en situation de désapprentissage-apprentissage permanent, les gens ne maîtrisent plus rien.
 
2 – Dans des centres d’appel de France Telecom 
Les salariés sont des fonctionnaires et des contractuels, ils répondent au téléphone à des gens qui ont du mal à payer leur facture ou appellent les clients pour des propositions de services. Un jeune répond : « Vous avez du mal à payer ? Je vais faire ce que je peux, échelonner votre paiement car vous êtes sympathique ». Les deux collègues, à côté, se regardent ébahies car cela se fait ordinairement automatiquement. « Puisque je vous rends service, je vous propose d’acheter un service pour l’ordinateur – vous en aurez un, un jour »…. La vieille dame est piégée : si elle n’accepte pas, elle croit qu’il ne va pas avoir le droit d’échelonner son paiement ! Elle dit oui, et le jeune, en raccrochant, fait « Yes ! » avec le poing serré et met une croix au crayon parce qu’il a vendu un service. Sa collègue, voyant ça, éclate en sanglots.
 
3 – Dans un abattoir
Les hommes bossent à l’abattage et à la découpe (ils sont OP3), les femmes (OS) aux abats (cervelle et tripes) à mettre dans des barquettes. Un jour il y a eu beaucoup de tuerie, il faut donc accélérer la gestion des abats. Les hommes sont donc invités à relayer les femmes, la nuit. Le lendemain, le contremaître voit que les en-cours sont mis à la poubelle par les femmes. Elles menacent de faire grève si on leur interdit de jeter ces en-cours.
«Vous croyez que les hommes font du bon boulot ? Ils savent pas faire. Nous, on est des vraies professionnelles, on fait du beau travail ! » Elles trouvent de la beauté dans tout ce sang.
 
4 – Dans une usine de composants
À des salariées qui font un travail très minutieux avec des biloculaires, on demande désormais, puisque la boite a été rachetée par une autre, d’ôter la marque de l’ancienne entreprise sur des produits et de coller celle de la nouvelle. Les ouvrières se mettent en grève clamant  « On n’est pas des commerciales, on est des ouvrières ». On observe un attachement à la professionnalité.
 
 

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