Eric van de Graaf : « Le triomphe de l’idéologie gestionnaire »

Je m’inspire des idées de Vincent de Gaulejac dans son livre « La société malade de la gestion »
Les organisations sont imprégnées aujourd’hui par une idéologie « gestionnaire, managériale, concurrentielle » qui propose de nouveaux paradigmes, un ensemble de croyances auxquelles on demande au personnel d’adhérer (finalité bien sûr non négociée avec celui-ci).
Avant d’aborder ce paradigme, rappelons comment les choses se passaient il y a 40 ans :
  • Le travail était distribué en fonction des métiers ou des diplômes;
  • La sélection du personnel se faisait par entretiens et tests psychotechniques ; après une période d’essai réussie , on était engagé pour le long terme.
  • Il y avait des équipes de travail ; on s’entraidait mutuellement ; l’équipe était valorisée ; il n’y avait pas d’évaluation annuelle.
  • Les chefs connaissaient le travail qu’ils donnaient à faire, soit qu’ils l’avaient fait avant et avaient été promus à ce poste, soit leur formation leur permettait d’imaginer comment ce travail devait être fait.
  • Par rapport aux systèmes politiques qui coexistaient (capitalisme à l’ouest et communisme à l’est), on ne demandait pas au personnel d’adhérer à un quelconque système de pensées ; il suffisait que l’entreprise soit rentable et fasse des bénéfices pour assurer sa pérennité.
A) VISION DU TRAVAIL AU TRAVERS DE L’ IDEOLOGIE GESTIONNAIRE
  1. Le manager a pour mission de devoir gérer simultanément des éléments aussi disparates que  le capital, le personnel, les matières premières, la technologie, les règles, les normes et les procédures sans l’informer de priorités à donner.
  2. L’effectif en personnel est vu comme un coût, qu’il faut réduire par tous les moyens et flexibiliser au maximum.
  3. On pourrait dire que la règle principale, c’est « faire toujours mieux, plus rapidement et avec moins d’effectifs.
  4. La liberté économique est un progrès pour tous : il faut libérer les marchés pour le capital, pour les produits, pour les services et pour l’emploi, comme s’il y avait une équivalence entre l’argent, les marchandises et les hommes.
  5. Les patrons et certains partis politiques évoquent les rigidités sur le marché du travail et réclament plus de flexibilité. Les travailleurs entendent par ses phrases : délocalisation, horaires irréguliers, travail de nuit, désorganisation de la vie familiale et des rythmes biologiques.
  6. La protection des travailleurs est un poids qu’il faut alléger, c’est-à-dire réduire les charges sociales, modifier le droit du travail, et la réglementation du travail.
  7. Dans le système gestionnaire, le mieux-être ne peut advenir que par la déréglementation, la liberté des échanges, l’abaissement des dépenses publiques et le non–interventionnisme de l’Etat.
B) PRESUPPOSES DE L’IDEOLOGIE GESTIONNAIRE
1. L’homme est un « homo économicus », homme rationnel dont on peut prévoir le
comportement, optimiser ses choix, etc. (donc tous les registres émotionnels et subjectifs sont considérés comme non pertinents : on n’en tient pas compte).`
2. On cherche moins à analyser la réalité du fonctionnement de l’individu et de l’organisation,
mais on se centre sur la recherche des comportements d’adaptation des personnes vis-à-vis de
l’organisation.
3. Toute réflexion est au service  de l’efficacité ; on part du principe que chaque personne tente
 de maximiser » son utilité (optimiser le rapport entre ses résultats personnels et les ressources qu’on y consacre).
4. Le paradigme utilitariste transforme la société en machine à produire et l’homme en agent
au service de la production.
 
C) LE POUVOIR MANAGERIAL TEL QU’IL SE PRESENTE ACTUELLEMENT
L’entreprise managériale est un système « socio-psychique » de domination fondé sur un objectif de transformation de l’énergie psychique en force de travail.
On est en rupture avec le modèle disciplinaire : à l’autorité classique se substituent de la séduction, de l’adhésion, etc.
Le travail est présenté comme une expérience intéressante, enrichissante
  1. Le travailleur doit se sentir responsable de ses résultats et développer ses talents.
  2. L’essentiel n’est pas le respect des règles ou des normes, mais l’émulation permanente.
  3. Le désir de réussite, le goût du challenge, la récompense au mérite sont sollicités.
  4. La frontière entre le temps de travail et le temps hors-travail devient de plus en plus poreuse (appels à tous moments par mail, portable, etc)
D) TOUT CECI INTERROGE LA NOTION DE « SENS DU TRAVAIL »
1. L’acte de travail débouche sur la production de biens et de services, mais ce service
est souvent déconnecté  de la réalisation d’un service (exemple : les « call centres »).
2. La rémunération n’est plus vraiment connectée à la qualité ou la quantité de travail fourni.
3. Le collectif de travail n’est plus porteur  de liens stables ; la mobilité ne permet plus  de
s’installer durablement  dans un groupe de travail ; les injonctions de flexibilité comme les systèmes d’évaluations individuelles renforcent la compétitivité plutôt que la collaboration.
4. L’organisation du travail fixe la place de chacun, mais dans les faits, celle-ci devient
de plus en plus virtuelle dans la mesure où les structures deviennent réticulaires et polyfonctionnelles : chacun ne sait plus qui fait quoi, qui est qui et où est qui.
5. La valeur du travail n’est plus attribuée en fonction de la qualité de l’œuvre ; celle-ci sera
davantage valorisée en fonction de l’adhésion de la personne à un système de pensées, à un esprit, à une culture.
 
E) CONSEQUENCES SUR LE MODELE DE GESTION DE SOI
L’entreprise ne peut plus se présenter  comme un lieu de réussite ; elle est aussi confrontée
à des échecs. Et donc, le paradoxe actuel est que d’une part, l’entreprise demande un maximum à l’individu et, en même temps, elle se réserve le droit de signifier à ses employés qu’elle n’a plus besoin d’eux.
L’individu est confronté à une double réalité : être attaché à son entreprise pour donner le maximum de soi-même et, en même temps, ne pas «s’accrocher », car demain mon entreprise me licenciera si une restructuration est décidée
 
F) SOUFFRANCE DE L’ INDIVIDU AU SEIN DE CE MODELE
La modernisation actuelle  se présente comme un passage d’un monde avec des règles du jeu
connues à un modèle instable, imprévisible, flexible, incertain… donc il faut apprendre à vivre  dans l’adaptabilité et l’insécurité.
Dans ce système, chacun doit trouver des réponses aux incohérences du système (avant il faisait
appel à son chef s’il avait des problèmes, mais actuellement les chefs sont des « managers », ils ne connaissent plus dans le détail ce que fait leur personnel).
L’individualisation engendre la vulnérabilité, qui favorise l’auto-accusation.
Ceux qui n’acceptent pas ces nouvelles méthodes sont vus comme « des coupables de résister, de s’opposer » alors qu’il serait plus logique de dénoncer le système économique injuste et destructeur qui engendre cela.
Actuellement, chaque individu devient une particule élémentaire qui doit se libérer de toutes les entraves.
supposées l’empêcher de réussir et prendre des risques  pour se réaliser et faire carrière
La lutte des classes est remplacée par la lutte « des places ».
L’anxiété accumulée peut engendrer dopage, médicalisation pour rester dans la course ou déprime, « burn -out », etc.
 
 

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