Luc Boltanski

Qui exploite qui et comment ?

Un petit résumé fait à partir du livre Le nouvel esprit du capitalisme, de Luc Boltanski et Eve Chiapello.

Les marchés financiers peuvent être considérés comme exploitant des pays ou des entreprises. Ils déplacent des capitaux sur un pays (achat de devises, prêts à l’Etat, prise de participation dans des entreprises locales) mais peuvent les retirer à tout moment. Le pays affecté quant à lui n’a pas cette mobilité. Il a besoin de cet argent pour se développer et le retrait brutal le plonge dans une crise… Alors, pour que les investisseurs acceptent de ne pas retirer tous leurs fonds, les taux d’intérêt montent. Ainsi, les Etats comme les habitants endettés, se retrouvent étranglés sous la charge de la dette, le poids des frais financiers. Celui qui peut décider de se retirer unilatéralement impose son prix, son taux d’intérêt à celui qui reste en place, qui est « collé » selon l’expression même utilisée par les opérateurs financiers. L’extrême mobilité des investisseurs constitue ainsi une menace permanente pour les entreprises. Si l’entreprise ne leur sert pas la rémunération qu’ils attendent, ils la vendent, éventuellement à un démanteleur. S’ils ont le sentiment qu’elle pourrait être mieux gérée, son cours peu élevé la rend potentiellement victime d’une OPA. L’industriel qui doit investir à long terme et possède des actifs peu mobiles (usines, machines…) craint donc en permanence de perdre le soutien de ses financiers, de ne plus pouvoir procéder à l’augmentation de capital qu’il souhaite réaliser ou de la payer très cher car, pour mobiliser une certaine somme, il devra « diluer » beaucoup de son capital (le cours de l’action étant bas, il faudra en créer beaucoup). Il redoute de perdre la confiance de ses prêteurs (qui sont souvent les mêmes que ceux qui détiennent ses actions depuis que les marchés ont été décloisonnés) et qui lui imposeront de forts taux d’intérêt.En réponse à cette pression, les firmes se mondialisent pour devenir incontournables. Alors, partout où vont les investisseurs, ils retrouvent toujours les mêmes acteurs, les mêmes marques, les mêmes produits. Sur chaque marché, ils n’auront bientôt plus le choix qu’entre quatre ou cinq entreprises. Leur mobilité en est réduite d’autant. En devenant gigantesques, les entreprises se libèrent de la tutelle des marchés car, à partir d’une certaine taille, il ne se trouve plus de postulant capable de les racheter et les risques d’OPA s’éloignent.Les multinationales, quoique moins mobiles que les marchés financiers, ne sont guère plus fidèles à un pays, une région, une implantation. Pour les retenir ou les attirer, il est désormais convenu que les Etats, ou les collectivités locales paieront, offriront des terrains, réduiront les impôts… etc. Le plus mobile impose son prix, mais il ne s’engage pas vraiment à rester. Il est toujours sur le départ.Lorsque le  » partenaire  » à exploiter est un pays, les firmes mondiales, qui souffrent pourtant elles-mêmes des marchés financiers, peuvent quand même faire alliance avec eux comme on l’a vu avec le projet récent d’Accord Multilatéral sur les investissements (AMI) qui visait à garantir une liberté de mouvements des capitaux à l’étranger et allait même jusqu’à proposer que les firmes aient droit à une indemnisation de l’Etat en cas de troubles civils, révolution, états d’urgence ou autres évènements similaires.Parmi les entreprises, les multinationales sont les plus mobiles. Elles peuvent utiliser cette plus grande mobilité pour faire pression sur des firmes au départ plus petites. Elles peuvent fermer une usine quelque part et la rouvrir ailleurs ou en vendre une ici pour en racheter une ailleurs. La délocalisation laisse sur le carreau tous ceux qui vivaient de l’usine fermée : ses salariés, ses sous-traitants mais aussi tous ceux qui tiraient leurs revenus de ces derniers : les commerces, fournisseurs… C’est ainsi une part du réseau qui meurt, asphyxiée.L’important mouvement d’externalisation (sous-traitance) et de mondialisation de ces dernières années peut s’interpréter, au moins en partie, comme le résultat de la volonté d’être léger pour se déplacer plus vite. Une entreprise intégrée, qui possède tous ses sous-traitants, y réfléchira à deux fois avant de délocaliser.Pour faire face à ce risque, les fournisseurs et les sous-traitants se mondialisent et s’allègent à leur tour. Il faut rendre mobilité pour mobilité. Ils doivent pouvoir suivre leur client jusqu’au bout du monde pour ne pas risquer de se retrouver plantés là. Parfois, ils parviennent même à être plus mobiles encore que leur client.Pour se rendre plus légères, les entreprises doivent lester la mobilité de leurs sous-traitants. Ce sont ces derniers qui devront avoir les stocks et la main d’œuvre (tout ce qui est lourd et peu mobile).Ces sous-traitants vont eux-mêmes chercher à s’alléger c’est à dire à transférer sur d’autres le poids d’immobilité minimum nécessaire, car il faut bien des lieux affectés d’un minimum de stabilité où installer des usines pour produire, ou encore des centres de commercialisation que le client ne doit pas avoir à chercher chaque jour parce qu’ils se seraient déplacés.Dans ces implantations relativement stabilisées, il faut trouver du personnel local, au moins pendant la période où elles sont en activité. Moins ce personnel local est mobile, moins il pourra aller s’employer ailleurs, plus on pourra lui imposer un statut précaire, de façon à pouvoir licencier du jour au lendemain sans plan social.La mobilité de l’exploiteur a pour contrepartie la flexibilité de l’exploité. Cantonné dans une précarité angoissante qui ne lui donne pas la liberté d’être mobile, le travailleur flexible est candidat à l’exclusion au prochain déplacement du plus fort, tout comme le sont les salariés qui, pour raisons de santé, ne peuvent plus suivre le rythme endiablé qu’on leur impose. Ce sont les derniers maillons de la chaîne.

A nouveau monde, nouvelle forme d’exploitation

Extraits du livre Le nouvel esprit du capitalisme, par Luc Boltanski et Eve Chiapello

Le modèle qui est choisi pour décrire notre monde actuel est celui du réseau. Un monde où la réalisation du profit passe par la mise en réseau des activités : un monde connexionniste.

« Quelle est donc la part manquante, soutirée aux petits, qui expliquerait la force des grands dans un monde connexionniste ? On peut proposer la réponse suivante : la contribution spécifique des petits à l’enrichissement dans un monde connexionniste, et la source de leur exploitation par les grands, réside précisément dans ce qui constitue leur faiblesse dans ce cadre, c’est-à-dire leur immobilité. En effet, dans un monde connexionniste, la mobilité, la capacité à se déplacer de façon autonome, non seulement dans l’espace géographique mais aussi entre les personnes ou encore dans des espaces mentaux, entre des idées, est une qualité essentielle des grands, en sorte que les petits s’y trouvent caractérisés d’abord par leur fixité.Les relations établies dans un réseau sont convertibles en autre chose et particulièrement en argent.Le grand établit un lien à distance. Il connecte une personne et il choisit ou dépose en cette place quelqu’un pour entretenir ce lien (une doublure en quelque sorte). La doublure doit demeurer dans la place où on l’a établie (pour entretenir le nœud du réseau qui a été créé par le grand). C’est sa permanence en ce nœud du réseau qui permet au grand de se déplacer. Sans son assistance, le grand perdrait, au fur et à mesure de ses déplacements, autant de liens qu’il en gagne. Il ne parviendrait jamais à accumuler les liens.Dans un monde connexionniste, où la grandeur suppose le déplacement, les grands tirent une partie de leur force de l’immobilité des petits, qui est la source de la misère de ces derniers. Or les acteurs les moins mobiles sont un facteur important de la formation des profits que les mobiles tirent de leurs déplacements. L’inégalité apparaît plus forte encore si on l’envisage dans la durée, en tant que processus cumulatif. En effet, les petits demeurés sur place ne développent pas leur capacité à être mobiles et à établir des liens nouveaux (c’est-à-dire dans le vocabulaire en cours de formation dans les entreprises : leur employabilité) en sorte que leur statut dépend de l’intérêt de leur commettant (c’est à dire du grand qui les a mis là) à maintenir les connections locales qu’ils assurent… puisque le grand est pour eux un passage obligé et qu’ils n’ont pas de connexion directe avec les êtres dont le grand capitalise la relation. Le plus souvent, ils en ignorent jusqu’à l’existence.Or le grand se déplace. Les liens ne sont pas éternels. Les entreprises se succèdent. Les projets changent. Il arrive donc que les doublures deviennent inutiles. Le lien dont ces acteurs assuraient, sur place, l’entretien perd de son intérêt. Le grand coupe alors les liens (qui ne coûtent pas rien à entretenir) établis avec son agent.La doublure est déliée, mais sa force et sa capacité de survie diminuent d’autant. Coupée de ceux qui constituaient pour elle le passage obligé vers des connexions plus diversifiées et plus lointaines, la doublure est poussée aux limites du réseau et entraînée dans un processus d’exclusion.C’est par privation de plus en plus drastique des liens et l’apparition progressive d’une incapacité, non seulement à créer des liens nouveaux, mais même à entretenir les liens existants que se manifestent les formes extrêmes d’exploitation. N’est ce pas cette absence de liens, cette incapacité à en créer, ce largage absolu, qui constituent la condition de l' »exclu » telle qu’elle est aujourd’hui fréquemment décrite ? »

1 Commentaire

  1. camborde

    Merci pour la clarté de cette synthèse !
    Et maintenant, faire essaimer l’info, contenu et ressenti!
    Tout est là.

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