Patrick Viveret

Le 6 janvier 2013, dans le cadre de notre chantier sur la propagande, nous avons rencontré Patrick Viveret (philosophe et « passeur »)
 
Attention notre compte rendu n’a pas été relu par Patrick Viveret et peut donc comporter des erreurs.
 
L’efficacité de la propagande se joue autour de la servitude volontaire. L’arme de l’oppresseur réside dans ce qui se passe dans la tête de l’opprimé. Quand le niveau de conscience s’élève jusqu’à identifier le système, celui-ci est toujours amené à s’effondrer.
 
La stratégie du désir face à la sidération
« Sidération » vient de l’univers sidéral qu’on croyait fixe. L’univers du désir opère une dé-sidération. Dans l’état de sidération, on n’imagine pas qu’il puisse en être autrement. C’est l’énergie du désir qui re-débloque l’imaginaire.
Pour aller vers la dé-sidération, les 3 éléments du trépied sont : la Résistance créative (et non pas désespérée), la Vision transformatrice (énergie du désir) et l’Expérimentation anticipatrice – Rê V E. L’un ne va pas sans les autres pour vraiment bouger les choses.
 
Les systèmes de croyances
Nous sommes tous victimes de systèmes de croyances. Un exemple : on croit qu’Hitler est arrivé au pouvoir à cause de l’inflation. En fait, c’est au moment de la déflation (chômage de masse). La déflation était due à la démesure des réparations demandées par le traité de Versailles, et non pas aux dépenses sociales.
Du coup, l’Allemagne a posé, entre autres conditions à la création de l’euro, que la Banque centrale européenne lutte contre l’inflation et qu’elle ne prête pas aux États.
 
La fonction émotionnelle est très importante : si on identifie une cause principale, on déduit des choses soi-disant logiques mais qui ne le sont pas car les hypothèses de départ sont fausses. Cela dit, on a tous besoin de systèmes de croyances. Il faut juste faire le tri entre les fonctions émotionnelles positives et les fonctions émotionnelles destructrices.
 
Quand les faits dénient la croyance, on dit que c’est parce qu’on n’a pas été assez loin dans la croyance. De ce point de vue, les programmes d’austérité sont l’équivalent des sacrifiés chez les Mayas (au moment des éclipses, pour faire revenir le soleil) : ils sacrifiaient toujours plus de jeunes hommes parce que le soleil s’éclipsait encore et encore. C’est qu’ils n’avaient pas été assez loin… Pour la Grèce, c’est la même chose : on n’a pas été assez loin dans les programmes d’austérité alors on continue d’attaquer le système de protection sociale. Cette croyance qu’il faut réduire les dépenses publiques et sociales est très largement partagée par les victimes elles-mêmes.
 
Si la cause est très éloignée (le dérèglement du système financier), ça semble trop complexe. Du coup, on attaque le plus directement atteignable. Idem pour la classe moyenne qui se retourne contre plus bas qu’elle plutôt que contre plus haut.
 
Faire de sa vie une œuvre
Dans ses vœux, François Hollande a repris la trinité-pilier du système de croyance dominant : compétitivité, croissance, emploi.
La lutte contre la pauvreté ne peut qu’être de la limitation de la casse. Il faut aller au cœur et dire que l’emploi n’est pas la priorité pour les humains. Il y a le travail contraint et le travail choisi. Il faut se mettre debout, vivre et non pas survivre. Ce qui est essentiel, c’est le droit à faire de sa vie une œuvre. On a le droit à construire ses projets de vie. Métier, au sens originel, indique ce que nous faisons de la vie et non dans la vie. La création d’un revenu d’existence permettrait de se concentrer sur nos projets de vie.
 
On nous dit que seules les entreprises créent de l’emploi, mais c’est faux ! L’emploi humain a été remplacé par de l’emploi-machine, de l’emploi-automatisme. Le progrès de la productivité crée du chômage alors qu’avec ce progrès, l’emploi aurait pu être multiplié par cinq (et on en serait à la semaine de 2h !).
 
Transformation personnelle et transformation sociale
Nous faisons tous partie du problème. Nous devons nous rénover, décrocher du système dominant, aller à la racine du problème. Or, au fond du fond, il y a de la peur (et ce qui s’ensuit : le mal-être, la maltraitance). Il faut déconstruire dans tous les domaines – finance, pouvoir, etc. La vraie alternative à la captation, c’est la joie, car la captation se nourrit de la peur.
 
Transformation personnelle et transformation sociale vont de pair. On sort de la peur, de la compétition, et on arrive au « bien vivre », vivre à la bonne heure. C’est une question d’attention, de présence. J’arrête de vouloir tout vivre et tout faire. Par contre, ce que je vis, je le vis le plus intensément possible. Si on veut tout vivre, on est dans un rapport boulimique et on est forcément rivaux. On ne peut pas tout vivre car nos potentialités sont limitées par le temps. Si j’arrête de vouloir tout vivre, je change mon rapport à moi-même, à l’univers (mon temps inscrit dans l’Histoire) et aux autres.
 
« La mort est la sculpture du vivant » : nos cellules s’autodétruisent en permettant la production de la vie. Si on ne fait pas de sa vie une œuvre, on laisse les autres prendre le pouvoir sur nous. Si je suis tout le temps dans le regret de toutes les potentialités de vie, je jalouse les autres qui deviennent des rivaux, je suis dans l’envie et je ne serais jamais à la bonne heure, ce qui engendrera un état de mal-être et de manque.
 
Même nés à 9 mois (à terme), nous sommes des prématurés. Par rapport aux animaux, nous mettons de nombreuses années avant de devenir des adultes autonomes. Nous sommes donc vulnérables. Nous sommes des mendiants d’amour.
Si on est scotchés à l’amour porneia (possession), si on n’accède pas à l’eros, on ne reconnaît pas l’altérité de l’autre. Le totalitarisme politique ou religieux et le capitalisme sont des porneia. L’eros, la tendresse sont différentes formes d’amour auxquelles il faut accéder.
 
Dans la croyance populaire, le bonheur est associé à l’ennui, l’amour à la chute (« tomber amoureux », « tomber enceinte »…) et le sens à la guerre (les guerres de religion sont les pires car au nom de Dieu).
La force du système dominant, c’est qu’à travers ces croyances, il fait mine de nous rendre service en déshumanisant le travail et la vie. On peut s’élever en qualité d’amour, en qualité de bonheur (bonne heure – qualité du présent). Et le sens est une chance pour l’humanité quand il fait dialoguer les différentes traditions.
 
L’or, la peur de la mort
L’or est une valeur refuge. En période d’incertitude, on achète de l’or. C’est dans un élément stable qu’on trouverait refuge… Ce n’est pas anodin : les métaux sont des socles qui nous font croire à une alternative à la mort. Un minéral est immortel. En plus, quand il brille, il provoque une double fascination. Il a donc une fonction émotionnelle inconsciente.
La déconstruction consiste à comprendre les fonctions émotionnelles profondes qui sont au cœur du système et qui nous disent, entre autres, que le prix à payer pour lutter contre la mort, c’est la vie elle-même.
 
Au départ l’univers nous est donné, la vie nous est donnée. Notre peur principale est celle de manquer de nourriture alors que c’est la respiration qui est première, et elle nous est donnée.
Le manque induit une production, donc une quantification.
Si je prends conscience que le besoin vital premier, c’est la respiration, je suis dans l’abondance, pas dans la production. Je suis ainsi dans un processus de qualification et non de quantification.
 
Le système crée des situations de rareté artificielle : on produit, on consomme. Or il faut une économie du don qui induise de la confiance et de la qualité relationnelle.
 
Le marché
Pour qu’il y ait marché, il faut du droit et la paix. Le marché doit donc être régulé.
Un marché utilise une mémoire de l’échange (qui crée de la confiance) et une comptabilité (tout savoir vaut un autre savoir). Un réseau d’échange réciproque de savoirs (RERS) est donc un marché, mais il n’a rien à voir avec le capitalisme, puisque celui-ci est dans une logique de puissance et non d’échange.
 
Si on abandonne le marché au capitalisme, à la longue, cela détruit le marché. Marxistes et capitalistes ont la même vision : « le capitalisme, c’est le marché » ou « le marché, c’est le capitalisme ». On peut avoir une économie avec marché (et non de marché), qui comprend aussi une économie sociale et solidaire et une économie publique. En pensant ainsi, on sort du système binaire des marxistes et des capitalistes.
 
Les échanges, la monnaie
La monnaie est un outil facilitateur de l’échange (avant c’était le métal précieux). Or, ce qui a de la valeur ce n’est pas la monnaie ou le billet, mais l’échange. Si quelqu’un sort un lingot d’or, il fait des curieux, des fascinés. Du coup, l’échange s’arrête. Dans l’inconscient, la monnaie est liée au lingot – ça brille, ça sidère. Pourtant l’or et l’argent sont déconnectés de la finance depuis 1970.
 
Quand naît une monnaie alternative, chacun en vient à réfléchir, poser des questions. On dit alors aux gens qu’ils ont le droit de se poser des questions aussi dans d’autres domaines pour déceler les croyances profondes qui font que le système dominant actuel est en place. On déconstruit ainsi les croyances. Les monnaies alternatives sont des expériences transformatrices.a monnaie
 
L’origine de la monnaie dans l’économie, c’est de remplir une fonction de pacification. Elle est un tiers espace, par rapport au politique et au religieux, pour échanger sans se poser la question de savoir si on aime ou pas celui avec qui on échange. Payer, à l’origine, vient de pacare : faire la paix. Quand l’économie oublie qu’elle est une alternative à la guerre, elle re-fabrique de la logique de guerre.
 
La monnaie est un outil de pacification, d’échange et de création de richesses. Elle est un bien commun. Elle est un substitut à la confiance qu’on ne se fait pas. Si on n’était que dans le besoin (et non pas dans le désir) on pourrait se passer de monnaie. Ce qui crée du désir, c’est la conscience de la mort.
Un désir bien orienté est du côté de l’être. Un désir mal orienté est du côté de l’avoir. Quand il y a un dérèglement du désir, il faut des outils rééducatifs – la monnaie en est un. L’objectif, c’est la progression, l’orientation sur l’essentiel qui est le désir dans l’ordre de l’être.
 
Une surabondance pour l’un crée du déficit pour l’autre. Il faut offrir la perspective d’aller vers la qualité d’être, de confiance.
Le vrai réalisme – ce que disent d’ailleurs les traditions – c’est que c’est un chemin personnel et un enjeu sociétal.
Sagesse a la même étymologie que saveur : il nous faut déguster notre condition d’humain. Le métier d’être humain (l’étymologie de métier est : minister = mystérieux) est plus difficile que tous les autres règnes (animal, végétal, minéral) car vivre en sachant qu’on va mourir, que des proches aimés vont mourir, est un métier. Donc, le revenu minimum d’existence rémunère un vrai métier !

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