Pierre Lénel sociologue sur le travail le 8 nov 2014

 

(Citation: « Le cultivateur n’est pas un homme, c’est la charrue de celui qui mange le pain. » Extrait de « Théorie de la religion », de Georges Bataille.

Dans cette phrase, l’homme est réduit à la charrue – un objet, un outil de travail. Il n’est donc pas lui-même, il est un autre que lui-même, il est aliéné, il n’est plus un humain. A partir de ce livre, nous pouvons faire un lien entre le religieux et le travail.

Max Weber, un des fondateurs de la sociologie permet de dire : la religion est au cœur du rapport au travail que nous connaissons aujourd’hui.

 

La valeur travail : le travail serait le moyen de s’accomplir personnellement, un moyen de réalisation de soi. Il serait au fondement du lien social – pas de vivre ensemble sans travail.

Les autres valeurs sont, par exemple la famille, la patrie, la liberté, l’égalité, l’émancipation, etc.

Les Français, par rapport aux Européens, mettent la valeur travail au centre, mais en même temps, ils sont ceux qui s’en plaignent le plus, qui pensent que l’on devrait réduire sa place – ce qui peut sembler un paradoxe. C’est qu’il s’agit sans doute de qualité du travail.

Christophe Dejours, psychiatre, psychanalyste (qui a notamment écrit : « Travail, usure mentale », « Souffrance en France ») parle aussi de plaisir au travail (pas seulement de souffrance).

 

Travail, activité, emploi

Quand on parle du travail, en général on parle d’un emploi, d’un statut d’emploi. Les bénéficiaires du RSA ne « travaillent » pas mais ont des activités. Or, à la question « qu’est ce que tu fais dans la vie », on répond la plupart du temps emploi !

Une des formes néolibérales du capitalisme est encore et toujours le productivisme (la production comme objectif premier). Pour qu’il y ait de la croissance, il faut produire des objets (qui soient achetés). Le XXème siècle est un des siècles les plus productivistes.

 

La question du travail dépend du contexte historique. Le travail est une valeur et toute la classe politique s’en empare. Exemple de récupération de cette valeur : la réduction du temps de travail pour le partager, « travailler plus pour gagner plus » : « libérer » le travail, davantage d’heures supplémentaires et mieux payées…

 

Le travail est très difficile à définir et sans doute ne peut-il pas l’être de manière universelle et anhistorique. C’est un enjeu politique. Pour certains c’est surtout de l’aliénation, ils défendent alors le travailler moins pour vivre mieux.

 

Dominique Méda  (énarque, philosophe) a écrit en 1995 : « Le travail, une valeur en voie de disparition ? ». Elle vise à minorer la place du travail, très centrale aujourd’hui, en exprimant le fait qu’il existe d’autres sources d’épanouissement : l’amour (au sens très large – amitié, lien social etc.), et la question de la politique. Le livre a été très mal reçu, les spécialistes du travail (sociologues notamment) disant qu’étant philosophe, elle ne connaît pas le travail ! Ceux-là placent le travail au centre.

Plus récemment, elle enquête (avec Patricia Vendramin) en Europe et observe que les jeunes et les femmes n’auraient pas le même rapport au travail. Avec elles, l’éthique du devoir (il faut travailler) devient éthique de l’épanouissement (ne pas se tuer à la tâche). Le travail est toujours une valeur mais les attentes sont différentes.

 

Le travail c’est se confronter au réel. Le réel c’est ce qui résiste (Christophe Dejours).

 

La centralité du travail entraîne la honte du chômeur, de celui qui ne peut plus travailler car il est, par exemple, en arrêt maladie et ne peut plus jouer son rôle de « male bread winner » (Monsieur gagne pain).

 

Historique

Dans les sociétés grecques et romaines, le travail est considéré de manière totalement différente. Il est une servitude, une malédiction. Au départ le travail est plutôt le signe de l’esclavage. Celui qui travaille de ses mains n’est pas un homme car il dépense son temps à survivre et n’a pas de temps pour se consacrer aux arts, à la science et à la politique (sphères hautes de la société). Chez les grecs, pas d’accès à la citoyenneté pour ceux qui travaillent. Les commerçants sont aussi rangés dans cette catégorie car sont tributaires des autres pour survivre.

Dans le jardin d’Eden, le travail est associé à la chute – il n’est pas digne de l’Homme.

Au Moyen-âge, le travail manuel est revalorisé.

Au XVIIIème, c’est l’avènement de l’économie. Le travail est un facteur de production, un objet d’échanges marchands, le travail humain a un prix. C’est libérateur car chacun peut acquérir une parcelle d’autonomie. Le travail permet l’émancipation et devient la plus haute manifestation de la liberté et de la réalisation de soi (Hegel).

Hegel : quand on travaille le piano, on travaille, mais cela n’implique pas d’être rémunéré.

L’Homme a un esprit – le fait de travailler lui permet de réaliser son essence d’être humain (par rapport à l’animal). Si l’Homme ne travaille pas, il ne fait pas œuvre, il ne réalise pas sa liberté, il rate sa vie !

Marx dit la même chose, mais que ça ne vaut que lorsque le travail n’est pas aliéné. Dans les grandes manufactures, l’Homme ne réalise pas une œuvre, donc ne réalise pas sa liberté. Il ne choisit pas son objet.

 

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Questions-débat

 

– Souvent le vrai travail n’est pas rémunéré.

– On est envahi par les évaluations qui jugent les résultats du travail. On ne sait pas évaluer le véritable travail qu’a accompli, par exemple, un interprète de piano, ce à quoi il s’est confronté dans son rapport à soi pour arriver à ça. Le travail n’est en réalité pas évalué, ce ne sont que les résultats du travail qui le sont.

 

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Reprise de la présentation par l’intervenant

 

Max Weber a étudié les causes de l’émergence du capitalisme où il a remarqué que les chefs d’entreprise sont en majorité protestants. Il fait donc un lien entre les croyances et le capitalisme – l’éthique protestante correspondrait à la réussite dans le monde. L’Homme serait donc sur terre pour travailler. Si on réussit, même si on souffre, c’est peut-être un signe de l’élection divine. La finalité de l’existence est le travail dans le cadre d’une profession : le travail devient une fin en soi

Après 1945, c’est l’avènement de l’’Etat providence – la protection sociale – les 30 glorieuses – le plein emploi – la retraite, etc. C’est le travail-emploi qui permet l’accès aux biens sociaux. Aujourd’hui, c’est l’ère du post Etat providence : tout est grignoté dans la protection sociale.

 

Pascal (1623-1662) dit : les hommes s’agitent dans leur emploi, avec les femmes, font la guerre, jouent… Tout ça c’est pour se divertir, pour nous empêcher de penser notre condition d’être au monde, pour détourner le regard de soi, du sens. Il faudrait convertir – trouver Dieu en soi. La valorisation du travail, c’est fuir l’existence humaine.

Nietzsche : le travail, c’est la meilleure des polices.

 

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Questions-débat

 

– Il faut se détacher de la valeur travail au sens de l’emploi. Tout le monde rêve d’un CDI – on est dans cette logique.

– Quel sera le travail des 20-40 ans ? Quelle sera la quantité de travail disponible ? Elle va diminuer. Pour les bas niveaux de qualification, c’est déjà le cas.

– En ce qui concerne l’auto entreprenariat, chacun est censé créer son emploi, son statut, ce qui a entraîné une explosion de ce statut.

En France, le taux de chômage des jeunes est de 25%, celui des seniors est également important, même si des efforts depuis dix ans ont permis de l’améliorer.

 

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Reprise de la présentation par l’intervenant

 

Il faut réfléchir, chacun, à la place qu’a la valeur travail-emploi pour soi. L’enjeu consiste probablement à déplacer les représentations. Penser activité par exemple, et non travail.

Se confronter au réel, être en activité c’est « sentir, élaborer, interpréter » (Marie-Anne Dujarier).

Quelle que soit la tâche (l’activité) qu’on fait, il y a toujours quelque chose de l’œuvre, de la construction de l’identité. Il y a production du sens à partir de l’activité qu’on fait. Production du sens pour soi et pour les autres.

 

Travail/activité/emploi :

 

  • Une activité peut ne pas être rémunérée (exemple du travail domestique des femmes)

 

  • On peut avoir un poste, un salaire mais ne pas travailler (ceux qui sont au placard – cf. livre de Dominique Lhuillier)

 

  • Le travail carcéral est une activité reconnue comme productrice mais pas dans le cadre d’un emploi. Exemple aussi du travail au noir des sans-papiers.

 

Les élèves sont-ils des travailleurs ? (cf. article de Chamboredon et Prevot sur « Le métier d’enfant »).

 

Un travail mécanisé peut aboutir à exclure le « sentir, élaborer, interpréter », et donc nous donner le sentiment de ne plus arriver à faire bien notre travail.

 

Le travail n’existe pas en tant que substance. C’est le résultat d’un conflit, de rapports de forces, entre ceux qui pensent de telle ou telle façon. C’est donc un problème politique. Il est aussi le résultat d’un processus historique.

 

Le travail c’est quand on est engagé dans ce qu’on fait et qu’on tente de résoudre un problème.

 

Une définition du travail résulterait des 3 valeurs suivantes, après délibération (Marie-Anne Dujarier) :

 

1- Valeur immanente du travail : en fonction du rapport social qui lie le sujet à elle. Tous les métiers sont concernés, toutes les activités, que l’on soit en haut ou en bas de la hiérarchie sociale.

 

2- Valeur sociale d’une activité : le travail est utile à soi et aux autres. Il engendre donc une valeur sociale de l’objet qu’il produit. La valeur sociale d’un produit provient d’une délibération ensemble : que vaut tel ou tel produit ? (ex de l’I-phone), et que vaut vraiment un IPhone ?…La valeur d’usage d’un produit c’est bien une histoire de point de vue ! Autre exemple : le travail domestique : quelle est sa valeur ? Certains proposent qu’il soit rémunéré.

 

3- Valeur économique du bien. Du point de vue de sa valeur d’échange, combien vaut-il ? Là aussi, la réponse résulte (ou non) de la valeur sociale d’usage.

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Questions-débat

 

-Et la valeur-effort ? Jouer au scrabble est un véritable effort, une activité. Mais est-ce que ça a pour autant une valeur sociale ? Dans la famille, peut-être mais ça ne va pas peut-être pas au-delà.

– Quand ne travaille-t-on pas ? On ne travaille pas quand on joue, car on n’est plus attentif à la conséquence de ses actes. Ce n’est pas grave si on perd, ni même si on gagne. On peut arrêter la partie en cours, etc. Les traders disent souvent : « je m’éclate, je joue » – ils sont souvent dans le déni des conséquences de leur « jeu ».

– Qui possède le travail ? Qui donne le travail ? C’est la question du capital, des détenteurs des moyens de production.

– Dans une activité réelle, il y a des moments de plaisir, des moments de souffrance (y compris dans le travail libéré). Dejours dirait sans doute que même dans le travail à la chaîne (aliéné), il y a possibilité de plaisir.

– Il n’existe pas d’échelle de mesure travail/emploi/activité.

– Le jeu du point de vue des enfants n’est pas un travail. Ils ne sont pas conscients des conséquences : il leur arrive d’être punis. Winnicott, dans « Jeu et réalité » : l’espace transitionnel est un espace de «jeu », de construction de l’identité.

– Si on remet en cause la prédominance de la valeur travail-emploi, on remet tout en cause : notre rapport à la vie, à la production, à la consommation, peut-être à la mort.- Les jeunes qui ont du mal à trouver un emploi sont d’une certaine manière contraints de se créer d’autres valeurs, plus personnelles, autres que le travail – exemple : le rapport à la consommation, à la nature, à l’alimentation, etc.

– C. Dejours dit bien que la souffrance est consubstantielle au plaisir. Dans le déplacement de ce qui est dur (difficile) dans le réel, on trouve le plaisir. On pourrait appeler cela une souffrance « positive » car elle est nécessaire au plaisir. La « mauvaise souffrance » serait due à la normalisation du travail (reporting, évaluations, etc.), au management à distance par des personnes qui ne sont pas sur le terrain.

– Le décrocheur peut aussi avoir un autre rapport au travail, au monde. Certains avancent qu’il existe des décrocheurs par « choix ».

– Partir en vacances, voir un film, ce n’est pas un travail, mais ça peut mettre au travail. Tout dépend de la façon dont on regarde le film.

– L’esclavage, et à travers lui le commerce triangulaire, a permis le capitalisme (car il a produit de la richesse sans coût).

– Le travail artistique nous enseigne qu’on devrait s’amuser plus en travaillant.

– Un joueur professionnel a un métier même s’il gagne des millions. Le fait qu’il gagne des sommes considérables (hors de proportion ?) n’empêche pas le fait qu’il a un métier.

– Est-il pertinent de parler de travail quand il s’agit de travail de force (camps de concentration) ou d’esclavage ?

D’un point de vue politique et moral, non. D’un point de vue épistémologique, oui.

 

CR fait par Catherine Lamagat)

 

Les questions à foison qui ont interrompu 3 fois l’intervention de Pierre Lénel

 

Trois fois l’intervention de Pierre est arrêtée, les participants se mettent alors en petits groupes de maximum 6 personnes, discutent puis formulent ensemble une question. Certains des sous groupes sont appelés à poser leur question à un autre sous groupe. Ceux qui n’ont pas posé leur première question poseront leur question lors de la deuxième interruption ou de la troisième.

Nous ne donnons pas ici les réponses faites par les participants à ces questions. Nous ne les avons pas prises en note.

 

  • et pour les femmes, est-ce pareil (le rapport au travail) ?
  • jouer de la contrebasse pendant trois heures : du travail ou pas ?
  • qu’est-ce que la croissance ?
  • qu’est-ce qu’un travail aliénant ? Et un travail qui libère ?
  • à partir de quand le travail aliène-t-il ?
  • le travail est-il obligatoirement rémunéré ?
  • comment réduire la place du travail ? Est-ce que ça ne remet pas en cause aussi le rapport à la consommation, aux objets ?
  • qu’est-ce que ça fait de parler de représentations quand le problème est un problème d’accès aux ressources ?
  • est-ce que le travail c’est ce qu’on fait qui est utile, à soi et aux autres ?
  • est-ce qu’il n’y aurait pas une dose d’aliénation dans le travail libre et une dose de liberté dans le travail aliéné ?
  • pourquoi évalue-t-on le travail ?
  • quand est-ce qu’on ne travaille pas ?
  • qui est-ce qui donne le travail ?
  • les 30-40 ans, on les appelle comment  car on parle du pb de l’emploi pour les jeunes et les sénors mais entre on dit comment ?
  • y-a-t-il une échelle de mesure entre activité, emploi et travail ?
  • le jeu, c’est le travail des enfants ? Plus la question sur l’Education Nationale (Michel H.)
  • et dans un système non monétaire, est-ce que ce serait la même chose ?
  • quelle est la valeur qui pourrait remplacer la valeur travail ?
  • la souffrance que je rencontre en tant que syndicaliste, est-ce la même que celle dont parle C. Dejours ?
  • question sur l’orientation des jeunes, le décrochage.
  • partir en vacances, voir un film, est-ce travailler ?
  • qu’est-ce qui rend possible ce débat sur le travail ? N’y-a-t-il pas un déni du commerce triangulaire aujourd’hui ?
  • question sur le travail artistique, le rapport à l’amusement, au jeu.
  • Et Zlatan ? et Call of duty ? du jeu ? du travail ? Question de l’argent lié à ces activités.
  • Est-il pertinent de parler de travail quand il s’agit de travail de force (camps de concentration) ou d’esclavage ?

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