Les histoires fondatrices

Si vous voulez écouter Augusto Boal raconter lui même les deux histoires fondatrices (capté avec son autorisation par Bernard Bel le 17 juillet 2005 à Saint-Etienne-Les-Orgues lors de la Dernière journée au Théâtre du monde).

Les deux histoires fondatrices du théâtre forum

Confrontés à la junte militaire brésilienne, Augusto Boal et quelques compagnons vont chercher comment utiliser le théâtre – leur métier – pour lutter contre la dictature. Deux histoires fondatrices racontent comment ils sont progressivement passés du théâtre d' »agit-prop » (agitation et propagande) à la forme actuelle du théâtre-forum.

Deux événements vont fonder ce qu’est aujourd’hui le théâtre- forum. Le premier : la compagnie joue un spectacle qui se termine avec cette phrase scandée : « Il faut prendre les armes pour sauver notre terre ». Un jour, ce spectacle est joué pour un public de paysans. A la fin de la représentation, Virgilio, un paysan, les félicite, leur explique qu’eux- mêmes sont déjà engagés dans la lutte armée car ils occupent la propriété d’un grand propriétaire terrien, et leur propose… de se joindre à eux ! Un peu gênés, Augusto et ses amis commencent par expliquer qu’ils n’ont pas d’armes. Qu’à cela ne tienne : les paysans leur proposent de leur en fournir, c’est d’hommes qu’ils ont besoin !
Alors les comédiens tentent de faire comprendre à leurs interlocuteurs la différence entre un spectacle et la réalité : les voilà amenés à reconnaître qu’ils sont des comédiens et qu’ils ne sont pas prêts à faire eux-mêmes ce que leur spectacle dit. Que, eux, sont des artistes… Virgilio comprend, lui, qu’il a affaire à des « menteurs ». Il quitte la salle avec le sentiment d’avoir été trompé. C’est Virgilio qui fait comprendre à la compagnie qu’ils n’ont pas le droit de dire aux autres ce qu’ils doivent faire s’ils ne le font pas avec eux. Tout est remis en cause. Que faire ? Il faut trouver une autre manière de faire du théâtre. La compagnie finit par se dire que, si elle ne peut pas dicter leur conduite aux autres, elle peut leur proposer sa vision de la réalité et leur demander ensuite ce que, eux, veulent faire.


Un autre mode de travail va être mis au point : lorsque la compagnie arrive dans un lieu, elle réunit un petit groupe à qui elle demande de raconter comment, pour eux, se posent les problèmes politiques qu’ils voudraient mettre en débat. Les gens racontent leur manière de voir les problèmes et les histoires concrètes qui les illustrent. Les comédiens improvisent et, le lendemain soir, le public est invité au spectacle. Dans un premier temps, les histoires sont jouées. Ensuite, elles sont recommencées mais les spectateurs donnent aux personnages des consignes de stratégies à mettre en place que les comédiens improvisent. Ainsi, un débat s’installe sur comment transformer la réalité. Mais les comédiens restent en scène et les spectateurs dans la salle… jusqu’au deuxième événement fondateur.

Un jour, c’est une femme qui propose son histoire aux comédiens.

Son mari, depuis deux ans, part toute la semaine dans une autre ville pour construire leur maison. Il ne travaille pas et prend donc son argent pour la construction. Elle vient de découvrir que, durant tout ce temps, son mari lui a menti : en fait, il part retrouver une autre femme toutes les semaines. Comme il doit rentrer le lendemain, la question posée à l’issue de la scène est : comment cette femme doit-elle réagir ? Les interventions des spectateurs se succèdent : beaucoup soulignent qu’il est très difficile au Brésil, pour une femme divorcée, d’être acceptée et intégrée.

Dans la salle, une femme propose alors une solution : la femme trompée doit avoir « une sérieuse explication » avec son mari, puis lui pardonner et reprendre la vie commune. Les comédiens jouent alors sur scène la « sérieuse explication » mais, plus ils font de tentatives, plus la femme est en colère, estimant que les comédiens se moquent du monde en jouant tout à fait autre chose que ce qu’elle a suggéré. Comme elle est sur le point de quitter le lieu du spectacle, furieuse, Augusto Boal lui propose de venir elle-même improviser sa solution puisque les comédiens n’arrivent pas à comprendre ce que veut dire pour elle « une sérieuse explication ». La femme monte alors sur scène, prend un balai et assène une véritable volée au « mari » avant de lui dire : « Nous avons eu une sérieuse explication. Donc je te pardonne. Maintenant, apporte-moi mon repas ! » C’est la première fois qu’une spectatrice vient directement sur la scène jouer son alternative.

Voilà le théâtre-forum tel que nous le pratiquons aujourd’hui : des séquences théâtrales sont jouées, posant la question « comment faire pour transformer une réalité », et les spectateurs, à tour de rôle, viennent sur scène tenter de transformer l’histoire. Le théâtre-forum est un entraînement à l’action transformatrice. Il est un débat d’une assemblée qui cherche quel monde nous voulons et comment y arriver.