L’avant-propos du livre qui relate les 20 ans de NAJE est consacré à Augusto Boal : l’occasion de rendre hommage à celui qui a inventé cet outil formidable qu’est le Théâtre de l’Opprimé. Voici les quelques pages qui racontent cette aventure.
Le théâtre-journal
Tout commence pour Boal à Sao Paulo au Brésil en 1956 avec le Théâtre Arena : un théâtre qui se veut populaire et politique, qui veut dénoncer les oppressions raciales, sexistes ou économiques… même si, dira plus tard Boal, «on écrivait des pièces qui enseignaient aux Noirs comment se libérer des Blancs, mais nous étions des Blancs… et des pièces féministes pour dire aux femmes : libérez-vous, luttez contre… contre nous les hommes qui écrivons ces pièces ! ».
Malgré le coup d’État militaire de 1964, malgré la répression de la censure, le Théâtre Arena continue. Mais après le deuxième coup d’État de 1968, la violence et les intimi- dations du pouvoir les contraignent d’arrêter.
Boal et son groupe continuent le combat du théâtre engagé de manière clandestine. Sous une dictature, l’information est muselée. Ils pratiquent alors la forme la plus simple du théâtre ; devant un public parfois analphabète réuni de manière informelle dans une cour d’usine ou d’atelier, un·e comédien·ne dit un texte simple, mais politique et actuel : le journal. Mais un article de journal relate les événements de manière partielle, souvent partiale. Ils profitent donc d’être plusieurs comédien·ne·s, plusieurs voix, pour entrecroiser ces articles avec d’autres sortes de textes (fondamentaux comme le droit du travail ou la Constitution, ou de circonstance, comme des statistiques, des articles d’économie, des rapports d’expertise ou de la publicité…). Puis, en professionnel·le·s du théâtre, le groupe commence à rajouter des scènes jouées ou des images qui révèlent encore davantage les textes. Ainsi est joué le banquet donné par l’État brésilien pour recevoir le FMI : on voit les plats qui défilent, on entend le menu pantagruélique, mais aussi la lettre du ministre de l’Économie déclarant au FMI que «le peuple brésilien se mettra la ceinture, mais remboursera sa dette jusqu’au dernier dollar »… et les textes de journaux qui font état des centaines de Brésiliens morts de faim dans le Nordeste. Le théâtre-journal est né!
Le théâtre-forum
Mais, dans une Amérique latine en proie aux dictatures, remettre l’information d’aplomb paraît vite insuffisant. Poursuivant l’idée d’utiliser le théâtre au cœur de la lutte, Augusto monte un spectacle invitant à la révolution : celui-ci se termine par un glorieux final où les comédien·ne·s chantent en brandissant des fusils « Adelante con nuestra guerilla » et « Il faut verser notre sang pour libérer notre terre ».
L’heureux hasard, c’est la rencontre avec Virgilio, un grand paysan qui assiste au spectacle et qui est ému jusqu’aux larmes de rencontrer ces artistes de la ville qui pensent comme lui, comme eux qui ont pris la coopérative et qui vont la défendre par les armes contre les milices patronales – d’ailleurs, il est heureux de les convier à se battre avec eux. Augusto raconte :
« On lui a répondu : vous savez, nos fusils ne sont pas de vrais fusils, ce sont des fusils de théâtre qui ne tirent pas.
– Ne vous inquiétez pas, nous avons de vrais fusils pour tout le monde !
– Oui, mais nous sommes des artistes, nous ne sommes pas des paysans d’ici, nous sommes des artistes. On nous attend ailleurs pour jouer le spectacle. »
Même si certain·e·s comédien·ne·s pouvaient appartenir aussi à des réseaux clandestins, leur temps et leur engagement n’étaient pas ici.
Alors Virgilio s’est mis en colère : « Je comprends maintenant, vous, les artistes, êtes des menteurs : vous dites qu’il faut verser notre sang, mais vous parlez de notre sang de paysan, pas de votre sang d’artiste ! » Augusto raconte que ce moment a été très dur pour l’ensemble du groupe. Leur courage a été de donner raison à Virgilio : décider de ne plus jamais faire de spectacles expliquant aux autres ce qu’il faut faire, de spectacles « messianiques », comme les appellera désormais Augusto.
Avec ténacité, ils se mettent à chercher encore et encore comment mettre vraiment le théâtre au service des gens comme Virgilio. Et la réponse vient : mettre en scène les histoires racontées par les gens eux-mêmes, leurs problèmes politiques, pour qu’ils aient cet outil fabuleux du théâtre qui met cette histoire en représentation devant un public, devant ceux qui la vivent parce qu’ils sont pareils. L’histoire est jouée jusqu’au moment de la crise, ce moment où l’antagoniste doit décider de son action, alors Augusto arrête le spectacle et dit au public : « Voilà, nous n’en savons pas plus que vous, d’après vous, le protagoniste, que doit-il faire pour s’en sortir ? » Alors le public propose des solutions, et les actrices et acteurs les jouent. Jusqu’au jour où, heureux hasard encore, une femme vient voir Augusto ! «Vous montez des histoires politiques, moi je sais pas si mon histoire est politique, mais j’ai un problème avec mon mari.» Boal répond : «Si c’est avec votre mari, alors c’est poli- tique! Pour vous marier, vous avez été à la mairie, c’est un acte social, donc politique.» La dame raconte alors une histoire qui sera jouée le lendemain : elle travaille, mais son mari ne travaille pas depuis deux ans, il construit une maison pour eux loin d’ici. Elle n’a jamais vu la maison, mais depuis quelque temps elle se méfie, alors elle lui a demandé des factures. Il lui a donné des papiers, mais, dit-elle, «ils sont tapés à la main, il n’y a pas de tampon et ils sont parfumés, alors ça ne ressemble pas vraiment à des factures». Elle les a montrés à une amie qui lui a dit : «Ton mari ne construit pas de maison, il a une vie avec une autre femme et, quand il revient, c’est pour te prendre ton argent.» Augusto, pour lui laisser la maîtrise des choses, lui demande si elle est prête à ce qu’on joue son histoire en public. Elle répond que oui, que d’ailleurs tout le monde était déjà au courant bien avant elle ! Le lendemain, l’histoire est répétée devant la femme : celle-ci se mêle de la distribution et même de la mise en scène, tellement bien, dit Augusto, qu’il en est un peu jaloux. Le soir, la scène est jouée, Boal l’arrête au moment où le mari frappe à la porte : « Alors, d’après vous, que doit-elle faire ? Son mari va rentrer demain, il faut lui proposer des solutions. »
Le public donne beaucoup de solutions : elle doit partir avant qu’il ne rentre, elle doit le laisser à la porte, elle doit beaucoup pleurer et lui pardonner… Tout le monde est d’accord pour dire qu’elle ne peut pas le quitter — ici, une femme sans mari, c’est une putain. À chaque fois, la comédienne qui joue la femme improvise la solution, mais à chaque fois le mari gagne. Augusto raconte qu’il est désespéré : il a promis à cette femme des solutions… C’est peut-être pour cela qu’il repère dans le public une dame qui paraît furieuse. Il lui dit qu’il pense qu’elle a une solution et elle lui répond que oui, elle en a une, très bonne : « Il faut qu’elle ait une explication très claire avec son mari et qu’elle lui pardonne parce que oui, ici, une femme sans mari, c’est une putain ! » Augusto pense que ce n’est pas une très bonne solution, mais dit quand même à la comédienne de jouer une explication très claire avec son mari avant de lui pardonner. La comédienne le fait, bien sûr, mais comme les fois précédentes le mari finit par s’installer à table et lui ordonner : « Va me chercher à manger. » La dame est furieuse, elle dit que c’est pas une explication claire du tout. Alors Augusto dit à la comédienne « Écoute, tu es comédienne, fais une explication claire ! », et la comédienne reprend en scène « Écoute, il faut qu’on ait une explication très claire! Mais vraiment très très claire! Absolument claire ! On ne peut plus claire ! Claire de chez claire de chez claire ! ». Et finalement, quand elle n’en peut plus, elle lui dit « Je te pardonne », et il répond, « Va à la cuisine. »
La dame est vraiment furieuse, elle se lève, elle parle aux autres membres de l’assemblée, dit qu’on se moque d’eux et veut partir. C’est comme cela que la troisième étape du Théâtre de l’Opprimé arrive, quand Augusto avoue son impuissance à comprendre et, avec courage et sincérité, demande à la dame de venir faire son intervention elle-même sur scène. Elle monte effectivement sur scène, prend un manche à balai, roue de coups son mari, puis se met à table et lui dit : « Maintenant que nous avons eu une explication claire, je te pardonne et tu vas aller à la cuisine me chercher mon dîner.» Ce qu’elle a fait sur scène est tellement vrai, tellement en accord avec ce qu’elle disait, qu’il devient évident que, au théâtre aussi, « traduire, c’est trahir » : le filtre des comédien·ne·s entre l’idée du spectateur ou de la spectatrice et ce qui est donné à voir est forcément une trahison. Et surtout vient cette idée fulgurante : il faut rendre à l’opprimé·e le droit à la scène ! Augusto vient de découvrir le théâtre-forum : dorénavant, les spectateurs et les spectatrices monteront sur scène pour jouer leur idée.
Le théâtre invisible
En Argentine, Augusto veut monter un théâtre-forum sur une loi incroyable proclamant qu’aucun·e citoyen·ne argentin·e ne doit pouvoir mourir de faim et que, par conséquent, il lui suffit d’aller dans un restaurant manger un repas sans vin ni dessert et de signer la note — celle-ci sera réglée par le ministère de l’Intérieur ! Bien sûr, cette loi n’est pas appliquée, même pas connue, et intéresse d’autant plus Augusto qu’elle pose plus largement la question du droit aux soins, au logement, etc.
Mais le groupe n’a pas de théâtre et pas les moyens de faire venir le public… Qu’à cela ne tienne, il jouera dans un restaurant et le public sera les client·e·s.
La scène est jouée : un comédien entre, regarde le menu, appelle le garçon et com- mande son plat en expliquant qu’il ne veut ni vin ni dessert. Il est sympathique, jovial, parle avec les autres client·e·s, explique qu’il est fier d’être argentin, que l’Argentine est un beau pays et que la vie y est belle. Puis il demande l’addition et la signe en présentant sa carte d’identité. Le garçon le regarde avec étonnement, lui demande de payer et finit par appeler le gérant, qui menace d’appeler la police. Alors un autre consommateur, comédien lui aussi, explique au gérant que, bien sûr, il peut appeler la police, mais que ce sera contre lui, car la loi donne raison à ce citoyen argentin. D’autres consommateurs-comédiens lancent un débat : est-ce que cette loi est juste ? Mais alors il faudrait faire pareil chez le pharmacien, venir avec son ordonnance, la signer, et le ministère de la Santé la paierait, ou chez le médecin, ou pour un logement, pour l’électricité, l’eau…?
Voilà, le théâtre invisible est né simplement parce que, pour Boal, il n’était pas possible de baisser les bras : ce n’est pas possible de ne pas jouer juste parce qu’on n’en a pas les moyens. Théâtre invisible, car on ne dit pas que c’est du théâtre : le « public » est confronté à un événement qu’il croit vrai et qui lui révèle comment sont vraiment les choses. Il découvre ainsi toute une partie de la réalité qu’il ignorait ou qu’il sous- estimait et devient plus réceptif aux éléments du débat. Si le théâtre était dévoilé, les spectateurs et spectatrices ne propageraient pas le débat en repartant, ils parleraient simplement de ces gens « qui font leur cinéma ». C’est un outil très offensif sans être violent pour les militant·e·s des causes mal ou pas médiatisées.
Le théâtre-image
Le théâtre-image, lui, est né de la volonté d’Augusto de donner le théâtre comme outil d’expression aux opprimé·e·s, et c’est en travaillant à leurs côtés qu’il l’invente. La base de la technique est simple : pour créer une image, on part d’une situation d’oppression concrète, et celui ou celle qui l’apporte sculpte son corps en prenant une position immobile et sculpte celui des autres participant·e·s choisi·e·s dans le groupe. Le tableau final, que nous appelons « image », met en lumière les interactions entre les différents personnages et les enjeux de la situation. L’utilisation directe du corps permet de s’affranchir du lan- gage oral, les niveaux de vocabulaire ne comptent plus : celui qui en manque n’en a pas besoin et celui qui en a trop s’en libère. Le consensus apparent et trompeur sur le sens des mots disparaît. La nécessité d’emprunter à l’autre son corps pour sa propre expression en image et la mise à disposition du sien propre construisent un autre rapport de communication. Perfectionné par Boal avec des consignes propres à l’image, empruntées parfois à la photographie ou au cinéma, le théâtre-image permet d’aller très loin dans l’analyse de la situation ou des points de vue du groupe, mais aussi de construire des images idéales, ou de convoquer rapidement les arrière-plans politiques d’une situation.
Il y a quarante ans, quand il arrive en France, il garde cette vigilance de chercheur : le Théâtre de l’Opprimé peut-il être utilisé ici, en Europe, dans des pays qui revendiquent d’être des démocraties ? Il ne s’agit alors ni de le renier ni de l’édulcorer, mais au contraire de le caractériser.
C’est ce positionnement qui lui permet d’affirmer que le Théâtre de l’Opprimé n’est pas une esthétique, que c’est une révolution artistique au même titre que la révolution copernicienne et que par conséquent cette forme de théâtre est utilisable dans tous les lieux où des opprimé·e·s veulent s’en emparer. De fait, il est maintenant pratiqué avec des esthétiques complètement différentes, en lien avec les cultures artistiques locales.
Les jeux pour acteurs et non-acteurs
Dans l’arsenal du Théâtre de l’Opprimé que Boal apporte avec lui, il y a aussi « les jeux pour acteurs et non-acteurs ». Pour amener un groupe à une pratique théâtrale, il faut changer les rapports physiques entre les gens, et pour amener des acteurs ou des non-acteurs au Théâtre de l’Opprimé, il faut démécaniser l’esprit et le corps, prendre conscience des rituels personnels et collectifs. Il n’est pas si simple de penser autre- ment, ni de changer les rapports sociaux. Les jeux du Théâtre de l’Opprimé, soigneu-sement choisis, précisés et complétés, sont un élément essentiel de ce changement.
Les techniques « instrospectives »
À cette époque-là, Boal continue sa recherche avec comme boussole de redonner à l’opprimé·e sa compétence de sujet et sa souveraineté sur sa vie et ses projets. C’est comme cela qu’il est amené à formuler l’hypothèse des « flics dans la tête ».
Un jour, lors d’un stage du Théâtre de l’Opprimé, une des participantes raconte une his- toire d’oppression dans son couple. Le groupe, qui comprend beaucoup de femmes, monte la scène, puis fait un beau forum : il y a au moins cinq ou six propositions vraiment intéressantes. Comme ce temps de travail était vraiment tourné vers l’histoire particulière de cette femme (temps qu’Augusto appelle « brisons l’oppression »), il lui demande à la fin du forum si ça va pour elle et ce qu’elle en retient : moyen de redonner la parole à l’opprimé·e sur sa propre histoire et de gratifier le groupe pour son investissement. Elle fait alors une réponse très minutieuse : si les deux premières propositions ne l’intéressent pas idéologiquement, elle trouve les trois autres non seulement intéressantes… mais possiblement gagnantes même, vraiment très bien… Toutefois, elle ne s’imagine pas les mettre en œuvre : cela lui est totalement impossible. C’est la confiance d’Augusto dans l’opprimé·e qui lui permet alors de prendre en considération cette réponse, de ne pas la banaliser au nom d’une possible incompétence.
Si l’opprimé·e qui veut vraiment quelque chose n’arrive pas à faire ce avec quoi il ou elle est profondément d’accord, c’est que l’oppression est intériorisée : c’est que les flics sont entrés à l’intérieur de lui. Ces « flics », ce sont tous les interdits sociaux que des personnes bien ou mal intentionnées ont déposés en nous depuis notre naissance. Augusto va élaborer une technique, « les flics dans la tête », utilisable par toute personne qui voudrait comme cette femme faire quelque chose, mais qui se l’interdit. Avec la collaboration du groupe, car ces flics sont des entités politiques, elle va les mettre en scène, les identifier et construire des outils de lutte contre eux.
D’autres techniques suivront : l’arc-en-ciel du désir, l’image analytique, l’image-écran, le futur qu’on craint, les rituels et les masques, etc. Toutes ces techniques, qu’Augusto appellera « techniques introspectives », seront construites sur cette même exigence : que l’opprimé·e puisse librement se construire, se choisir, s’assumer dans ses actions ou dans ses interactions avec les autres.
Le théâtre législatif
De retour au Brésil en 1985, Augusto Boal continue la lutte politique en se faisant élire à Rio en 1992. C’est alors qu’il invente le théâtre législatif. En tant qu’élu, il dispose de fonds pour rémunérer vingt conseillers chargés de rassembler des éléments pour élaborer les textes de lois à faire voter, et il choisit de nommer comme conseiller·e·s des animateurs et animatrices du Théâtre de l’Opprimé : ils et elles travailleront avec les groupes directement concernés (groupes des favelas, groupes de personnes aveugles ou issues de minorités ethniques ou sexuelles, etc.). Là encore, il redonne la main aux opprimé·e·s, cette fois pour l’élaboration de textes de lois qu’il proposera ensuite au vote. Cette exigence permanente a permis à cet inlassable chercheur en théâtre politique de découvrir et de construire le Théâtre de l’Opprimé et de mettre en pratique ce principe : seul·e l’opprimé·e peut changer le monde.
Boal a toujours refusé l’idée même de déposer le Théâtre de l’Opprimé : on ne met pas un brevet sur ce qui est universel et doit être à la portée de tous. En revanche, il en a formulé le principe, qui le rend non récupérable par aucune idéologie et fait qu’il s’est répandu sur les cinq continents : ce théâtre n’est ni pour l’opprimé·e ni sur l’opprimé·e, c’est le Théâtre de l’Opprimé.