[Classes sociales] Sawsan Awada : « Que la ville demeure le fruit d’un acte d’amour »

Sawsan Awada, urbaniste et architecte, vient d’ouvrir une librairie à Malakoff (92). Elle a déjà fait un stage de formation au théâtre-forum avec NAJE à la Fabrique de mouvements d’Aubervilliers. Et pour l’association qu’elle a créée à Malakoff, « L’école de la ville buissonnière », elle avait demandé à Fabienne d’animer deux ateliers traitant du Grand Paris, et notamment de la question de l’appropriation de l’espace public. Les grands traits de son intervention devant le groupe du grand chantier national, le 5 novembre 2017.

Portrait de Sawsan Awada Jalu dans sa nouvelle librairie specialisee sur la ville dans tous ses etats « Zenobi »

On m’a présentée comme « urbaniste ». Mais qu’est-ce que l’urbanisme ? C’est la somme des savoirs, des techniques et des normes juridiques qui permettent de faire des propositions pour dire où tracer les rues, où créer des places, où mettre les bâtiments d’habitation, les équipements, les zones d’activité, les espaces verts…

Pour faire simple, dans la conception de la ville, l’urbaniste s’occupe des vides et l’architecte, lui, s’occupe des pleins. Une même personne peut cumuler les deux fonctions.

L’urbaniste fait des propositions pour aider ceux qui décident et qui financent l’aménagement de la ville. Les enjeux de ces critères sont politiques. Ces propositions sont toujours influencées par les objectifs politiques qu’imposent ceux qui détiennent le pouvoir politique, et surtout le pouvoir financier. Les décisions finales leur appartiennent.

La majeure partie des vides dont s’occupe l’urbaniste constitue les espaces publics de la ville.

Ce sont les espaces ouverts à toutes et tous et qui rendent possibles un accès aux services publics, aux usages multiples qui permettent d’être en relation avec les autres. Se promener, rencontrer les gens, faire ses courses, se reposer, faire la fête…tous les usages multiples de la vie quotidienne sans restriction.

L’appropriation privée de l’espace public

Mais le statut de l’espace public se modifie de plus en plus dans la ville d’aujourd’hui, ce qui impose certaines restrictions : de public, il peut devenir semi-public ou encore privé, et les usages sont davantage réglementés.

Consommation, loisirs, culture, mobilité « douce »… telles sont les nouvelles orientations dans la gestion des espaces publics. Certes ces politiques permettent de nouveaux usages. Mais elles n’en passent pas moins, parallèlement, par des restrictions. La gestion des sans-logis en est un exemple, avec des mobiliers urbains visant à limiter leur présence (cf. les bancs avec accoudoirs interdisant la position couchée).

Une fermeture-ouverture sélective de l’espace public peut se traduire par exemple par la « résidentialisation » des grands ensembles, c’est-à-dire la fermeture de ces ensembles, qu’on pouvait traverser autrefois, par des barrières ou des clôtures pour en interdire le passage aux non-résidents.

La question qui se pose aujourd’hui est la suivante : est-ce que les pouvoirs publics sont toujours garants d’une ville ouverte, un bien commun accessible à tous, c’est-à-dire un espace politique et social organisé pour produire une économie, une culture, des formes et des services profitables à tous, et qui soutiennent notre coexistence solidaire au sein de la société ?

C’est une crainte légitime à l’heure des partenariats publics-privés qui se développent, à l’heure aussi où on assiste à un brouillage des statuts, un peu partout en Europe, avec la production d’espaces publics par le secteur privé.

En région parisienne, silencieusement, loin des habitants, s’élaborent de nouvelles formes de ville : à proximité de l’aéroport Charles-de-Gaulle, on projette un morceau de ville commerciale, Europacity, construite sur une parcelle agricole, sur l’une des terres les plus riches de l’Île de France. C’est une enseigne de grande distribution, Auchan, qui se place sur le marché de la ville.

Auchan élabore l’un des projets phare du Grand Paris adoubé par le gouvernement et les élus. Synonyme de la ville du désir selon Nicolas Sarkozy qui a initié le projet, ou modèle de la ville de demain d’après l’ancien Premier ministre Manuel Valls, Europacity nourrit des fantasmes de démesure. Au programme : 80 hectares de loisirs, de commerces, de culture, saupoudrés de développement durable. Un investissement de 2 milliards d’euros pour un projet qui s’achèverait en 2020. « Une grande utopie urbaine qui changerait le paysage de l’Île-de-France et du Grand Paris » d’après le directeur du projet chez Auchan. Un énorme centre commercial à ciel ouvert, qualifié de « ville », pour les touristes débarquant de l’aéroport.

Un autre exemple d’une grande enseigne qui aspire à devenir un acteur important du développement urbain : Ikea, à Hambourg. Dès 2015, Ikea quitte la périphérie de la ville et décide de s’installer en plein centre de Hambourg : la parcelle est obtenue en échange de la rénovation de la place et des trottoirs qui jouxtent le magasin et de l’embellissement de la zone piétonne ainsi que de l’amélioration de l’infrastructure routière.

« Ils ont des carrefours, de nouveaux réverbères, on a apporté des idées et de l’argent », dit un des responsables. Ikea investit à hauteur de 80 millions d’euros et aspire à devenir un acteur important du développement urbain en Allemagne. Dans le même temps, à Londres, Ikea développe un quartier entier avec des commerces et des logements. En cédant tout un quartier à Ikea, pour la mairie, c’est la promesse de la régénération de tout le quartier. Les habitants se sont mobilisés pour lutter contre la colonisation d’Ikea. Mais quel poids cette mobilisation peut-elle avoir face à Ikea, soutenu par les élus ?

Partout en Europe, on assiste aussi de plus en plus à une privatisation des espaces de statut public. Le Sénat de Berlin annonce, à propos de l’aménagement d’une place, qu’il a été « financé et réalisé en commun avec des entreprises privées », les pouvoirs publics se considérant comme de simples « partenaires des entreprises privées ». Pauvre et endettée, la ville de Berlin a beaucoup recours au sponsoring : la fondation Allianz a financé par exemple les espaces verts de l’île aux musées, en plein centre. Enfin, les BID, Business Improvement districts, à Londres ou à Hambourg, consistent à confier à des entreprises privées la gestion de certains espaces publics : on leur délègue propreté, sécurité, animation, voire aménagements de voirie.

À qui appartient la ville ?

Dans le Grand Paris, cette intervention du secteur privé est encore limitée, mais elle se diffuse, avec quelques opérations immobilières comprenant des espaces ouverts au public et à vocation commerciale (Bercy Village, Paris Entrepôts Macdonald…). C’est surtout le nombre de délégations de services publics qui augmente au fil des années : une part importante du mobilier urbain comme les abribus, mais aussi stations Velib’ ou Autolib’, est désormais confiée au privé.

On peut lire, à propos des nouvelles gares du Grand Paris Express : « Services et commerces sont des éléments essentiels de l’animation des gares et de la ville. Ils facilitent le quotidien des voyageurs et des habitants, enrichissent la vie du quartier et participent à la construction de l’identité de la gare, ancrée dans son territoire. Ils animent et sécurisent les espaces, et contribuent également au financement du réseau de transport » (source : Société du Grand Paris).

Tous ces exemples posent la question : à qui appartient la ville ? Qui a le droit de décider de l’avenir de la ville ? Les habitants ou bien une élite politique, ou encore une élite économique ?

Ces dernières années, en France comme partout en Europe, du Nord au Sud, de l’Espagne à la Grèce, et dans le monde entier, de New York à Sao Paulo, de l’Egypte à l’Iran, des milliers d’habitants sont descendus dans la rue pour remettre en cause la représentation politique, mais aussi défendre le droit à l’espace urbain. Ces manifestations ne se produisent pas seulement là où sont les maillons faibles, mais aussi dans des endroits perçus comme prospères et marqués par la réussite économique. On peut évoquer les occupations de la Puerta del Sol à Madrid par le Mouvement des Indignés (2011), de la place Syntagma à Athènes par la « Génération des 700 euros », les actions du mouvement Occupy aux États-Unis.

En juin 2013, en Turquie, le projet de transformation en centre commercial d’un parc situé à la lisière de la place Taksim au centre d’Istanbul, l’hyperurbanisation à coup de bulldozer et les expropriations massives imposées par les autorités publiques expliquent en partie la révolte de la place Taksim. C’est une illustration de la privatisation de l’espace public et son lien avec l’islamisme autoritaire, qui permet de dire que la liberté de marché et le fondamentalisme religieux ne s’excluent pas mutuellement, ils peuvent marcher main dans la main.

Compte tenu des revendications parfois différentes exprimées lors de chacune des manifestations et occupations de places dans le monde, est-ce qu’on doit considérer qu’il n’y a pas de menace contre l’ordre global en tant que tel, et qu’il n’y a que des problèmes particuliers ?

Le capitalisme global est un processus complexe qui affecte les pays de manières différentes. Ce qui réunit les manifestations dans leur grande diversité est que ce sont toutes des réactions contre différentes facettes de la globalisation capitaliste.

La tendance générale du capitalisme global contemporain est d’aller vers une expansion plus grande du règne du marché, combiné avec des fermetures progressives de l’espace public, avec la réduction des services publics (santé, éducation, culture…) et la montée du fonctionnement autoritaire du pouvoir politique.

Des morceaux de plus en plus grands des villes en Europe sont la propriété de sociétés privées qui les contrôlent et les gèrent avec des polices privées et une vidéo surveillance 24/24. De nombreuses habitudes et des comportements quotidiens pourtant inoffensifs sont interdits dans ces espaces : faire du roller par exemple, boire et manger dans certains lieux, filmer, photographier… mais surtout toute protestation politique est proscrite.

L’espace est avant tout politique

Ces exemples charrient leur lot d’interrogations sur l’état de la démocratie urbaine aujourd’hui : quelle place y occupent les citoyens ?

On sait aujourd’hui que la ville n’appartient pas à ceux qui habitent dedans.
Elle appartient à des investisseurs, des propriétaires fonciers, des autorités… Cela revient à dire que ceux qui décident sont ceux à qui appartiennent le sol et le foncier.

Depuis la révolution industrielle, au 19e siècle, les classes dominantes se servent de l’espace comme d’un instrument. L’exemple de Napoléon III et du préfet Haussmann en est une parfaite illustration : leur projet pour Paris reposait sur le principe d’exclusion de la population de la capitale intra-muros. Sous prétexte d’embellissement et d’hygiénisme, Haussmann a rasé le centre de la capitale et aménagé de grands boulevards dans le but de mettre l’action politique populaire dans l’impasse et neutraliser toute agitation dans la ville-capitale. Il est bon de rappeler que la commune de Paris de 1871 a signé l’échec de cette prétention.

À retenir : l’espace est nécessaire au développement, si ce n’est à la survie du capitalisme. Il est un instrument à plusieurs fins :

  • disperser la classe ouvrière, la répartir dans des lieux assignés ;
  • organiser les flux divers en les subordonnant à des règles institutionnelles ;
  • subordonner ainsi l’espace au pouvoir ;
  • contrôler l’espace et régir technocratiquement la société entière, en conservant les rapports de production capitalistes, de manière à ce que le coût du travail demeure le plus bas possible tout en rapportant de plus en plus d’argent.

Le capitalisme a compris que l’action sur l’espace vise à agir sur le social. L’espace est instrumentalisé à des fins politiques, et son aménagement est l’expression symbolique d’une « vision du monde », donc du pouvoir. C’est en cela que l’espace est avant tout politique.

Le « droit à la ville »

Dès 1968, à partir de la critique de l’ordre urbain, le philosophe Henri Lefebvre en appelle au « droit à la ville » ou « droit à la société urbaine » : plus qu’un droit au logement ou à l’accès aux services qu’offre la ville, cela correspond au droit à la réelle appropriation par les habitants de leur vie de citadins, de leurs conditions de vie.
A ce droit s’ajoute un droit à une centralité renouvelée et à l’appropriation de ses symboles, de ses fonctions, dans la perspective d’une ville comprise comme « œuvre collective » ce qui suppose, écrit Henri Lefebvre en 1974, « la possession et la gestion collective de l’espace ».

Pour Henri Lefebvre, il n’y a pas de consécration possible du droit à la ville dans le système capitaliste. Un autre mode de production de l’espace ne pourra ainsi advenir sans modification des rapports sociaux. La condition du droit à la ville et à la société urbaine est la révolution économique, politique, culturelle et une révolution de la vie quotidienne.

C’est le changement social dans la vie quotidienne qui permettra au mode de production de l’espace et à l’espace lui-même de se transformer. Une transformation sociale qui irait de pair avec un autre mode de production de l’espace, qui commencerait par la remise en question de la propriété privée du sol.

La connexion entre les rapports sociaux et l’espace, entre les lieux et les groupes humains, fait que les réflexions sur l’espace ne peuvent pas être dissociées de l’analyse de classe et d’une analyse en termes politiques. Une lecture politique de l’espace urbain permet d’en faire un instrument – pour la préservation de l’ordre existant ou pour le changement social.

Que faire pour que la ville appartienne à tous et introduire une nouvelle sorte de démocratie dans la ville : une ville qui n’expulse personne car les loyers seront abordables par tous, une ville où chacun a son mot à dire, offrant des services accessibles à tous ?

Une des réponses est d’occuper les places, d’arpenter les avenues afin de contester les pouvoirs et remettre en cause la représentation politique. Un autre mode de production de l’espace ne peut s’accompagner que d’une « vision du monde » autre. Grâce à votre chantier en cours, vous pouvez commencer à l’imaginer et faire en sorte que la ville soit et demeure le fruit d’un acte d’amour.

Quelques suggestions de lectures, un film à voir en ligne et des cartes à visualiser 

Henri LEFEBVRE, Espace et politique – Le droit à la ville. Editions Anthropos-Economica, 2000

Paul BLANQUART, Une histoire de la ville. Pour repenser la société. Editions La Découverte/ Poche, 1997

David HARVEY, Le capitalisme contre le droit à la ville. Néolibéralisme, urbanisation, résistances. Editions Amsterdam, 2011

Lien vers le film : Mainmise sur les villes (Arte) : https://www.youtube.com/watch?v=g_i_Ti1unOs

Lien vers un ensemble de cartes à partir d’une commande de l’Etat, France 2040 : https://www2.ccimp.com/actualite/territoire/738-france-2040-une-exposition-datar

 

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