Sous Commandant Marcos

L’histoire des paroles

La vraie langue est née avec les premiers dieux, ceux qui ont fait le monde. A partir de la première parole, du feu premier, d’autres paroles se sont formées et d’elles se sont égrenées, comme le maïs dans les mains du paysan, d’autres paroles. Trois furent les paroles premières, trois mille fois trois naquirent encore trois autres, et à partir de celles-ci, d’autres encore et ainsi le monde se remplit de paroles. Une grande pierre fut foulée par tous les pas des dieux premiers, ceux qui ont fait naître le monde. Avec tant de piétinement sur elle, la pierre est devenue bien lisse, comme un miroir. Contre ce miroir, les dieux premiers ont jeté les trois premières paroles. Le miroir ne rendait pas les paroles qu’il recevait, mais encore trois fois trois paroles différentes. Les dieux ont passé un moment comme ça, à jeter les mots au miroir pour qu’il en sorte davantage, jusqu’à ce qu’ils se lassent. Alors ils ont eu une grande pensée dans leur tête, et dans leur balade ils sont tombés sur une autre grande pierre et ils ont poli un autre grand miroir, qu’ils ont mis face au premier miroir et ils ont envoyé les trois premiers mots au premier miroir qui a renvoyé trois fois trois autres paroles qui se sont jetées, avec la seule force de leur élan, contre le second miroir et celui-ci a renvoyé, au premier miroir, trois fois trois le nombre de mots qu’il avait reçu. Et ils se sont jetés comme ça de plus en plus de mots différents. C’est comme ça qu’est née la langue véritable. Elle est née des miroirs.Les trois premières paroles entre toutes et dans toutes les langues sont démocratie, liberté, justice. »Justice », ce n’est pas punir, c’est rendre à chacun ce qu’il mérite et chacun mérite ce que le miroir lui retourne : lui-même. Celui qui a donné la mort, la misère, l’exploitation, l’arrogance, la superbe, mérite son lot de peine sur son chemin. Celui qui a donné le travail, la vie, la lutte, celui qui a été frère, mérite une petite lumière qui éclaire toujours son visage, sa poitrine et son chemin. »Liberté », ce n’est pas que chacun fasse ce qu’il veut, c’est pouvoir choisir n’importe quel chemin qui te plaise pour trouver le miroir, pour faire aller la parole vraie. Mais n’importe quel chemin qui ne te fasse pas perdre le miroir, qui ne t’amène pas à te trahir toi-même, les tiens, les autres. »Démocratie », c’est que les pensées arrivent à un bon accord. Pas que tous pensent pareil, mais que toutes les pensées, ou la majorité des pensées, cherchent et trouvent un accord commun qui soit bon pour la majorité, sans oublier ceux qui sont moins nombreux ; que la parole de commandement obéisse à la parole de la majorité, que le bâton de commandement ait une parole collective et n’obéisse pas à la volonté d’un seul ; que le miroir reflète tout, marcheurs et chemin, et soit ainsi source de pensées pour l’intérieur de soi-même et pour l’extérieur du monde.De ces trois mots viennent tous les mots. A ces trois-là, s’enchaînent les vies et les morts des hommes et des femmes vrais. Voilà l’héritage qu’ont laissé les premiers dieux, ceux qui ont fait naître le monde, aux hommes et aux femmes vrais. Plus qu’un héritage, c’est une lourde charge, une charge que certains abandonnent en chemin et laissent jetée comme ça, comme si c’était n’importe quoi. Ceux qui abandonnent cet héritage brisent leur miroir et marchent pour toujours en aveugles, sans jamais plus savoir ce qu’ils sont, d’où ils viennent et où ils vont. Mais il y a ceux qui portent toujours l’héritage des trois premières paroles, ils marchent toujours courbés à cause du poids sur leur dos. Les hommes et les femmes vrais marchent et regardent avec dignité, dit-on.Mais pour que la langue vraie ne se perde pas, les dieux premiers, ceux qui ont fait le monde, ont dit qu’il fallait veiller sur les trois premiers mots. Les miroirs de la langue pourraient un jour se briser et alors les mots dont ils ont accouché se briseraient pareil que les miroirs et le monde resterait sans paroles à dire ou à taire. C’est ainsi que, avant de mourir pour vivre, les dieux premiers ont donné ces trois premiers mots aux hommes et aux femmes de maïs pour qu’ils en prennent soin. Depuis lors, les hommes et les femmes vrais gardent en héritage ces trois paroles. Pour qu’elles ne soient jamais oubliées, ils les parcourent, les luttent, les vivent… »

Le gouvernement payera le prêt avec le sang des indigènes

Lettre à la presse

Messieurs,

Le soulèvement zapatiste a fait monter la valeur du sang indigène mexicain. Hier, il valait moins qu’une volaille de basse-cour ; aujourd’hui leur mort est la condition de l’emprunt d’ignominie le plus grand de l’histoire mondiale. Le prix de la tête des zapatistes est le seul qui reste à la hausse sur la grande roue de la spéculation financière. Monsieur Zedillo (le Président) commence le remboursement du prêt.

Son message est clair : ou bien tu te soumets et t’agenouilles devant le gouvernement suprême, ou bien, avec la bénédiction de mes complices au Congrès, je t’anéantis.Maintenant il invente une preuve du fait que nous ne voulons pas le dialogue.Son objectif ? Payer l’emprunt.Quelqu’un devrait dire à ce monsieur qui sont les zapatistes.Il semble encore n’avoir jamais parlé, jusqu’à présent, avec des personnes dignes. Il n’a aucune expérience pour traiter avec des êtres humains ; il sait traiter avec des chiffres, des plans macro-économiques, des médias menteurs et des oppositeurs soumis, mais avec des êtres humains, non. On verra bien s’il apprend avant que tout ne soit cassé.(…)Le gouvernement suprême nous menace, nous…Nous, les zapatistes ,et pas le principal responsable de la misère présente et future de millions de Mexicains, du chômage, de la baisse du niveau des revenus, de la perte de la confiance dans le gouvernement suprême et ses « institutions ».Les zapatistes et pas celui qui voyage, aux frais du peuple, pour vendre sa supercherie économique dans d’autres pays. Les zapatistes et pas ceux qui sont responsables d’un crime et détiennent maintenant le pouvoir sur les richesses énergétiques du Mexique.Les zapatistes et pas ceux qui vivent « l’insécurité » d’un salaire de plusieurs milliers de nouveaux pesos par mois en échange de l’épuisant labeur qui consiste à lever le doigt pour approuver hier la vente de la patrie et aujourd’hui,  l’extermination des indigènes du Sud-Est.Les zapatistes et pas la poignée de capitaux nord-américains qui ont déjà payé, à l’avance, l’achat des richesses de notre sous-sol.Les zapatistes , pas la poignée de capitaux nord-américains qui ont déjà payé, à l’avance, l’achat des richesses de notre sous-sol.Les zapatistes et pas ceux qui, depuis la tribune des médias, ont menti, mentent et mentiront à la nation.Les zapatistes, les hommes et les femmes qui se sont levés en armes pour ne plus vivre à genoux et pas ceux qui nous ont plongé pendant des siècles dans l’ignorance, la misère, la mort, le désespoir.Les zapatistes, ceux qui ont décidé de donner leur sang en gage qu’ils ne parleraient plus jamais, avec personne, sous la menace.Les zapatistes, les plus petits, les oubliés de toujours, la chair destinée hier à mourir de diarrhée, de malnutrition, d’oubli, dans les champs de café, les fermes, les rues, la montagne.Les zapatistes, les millionnaires en promesses non tenues, ceux qui se cachent le visage pour que leurs frères d’autres terres puissent les voir.Les zapatistes, ceux  qui ont  appris aux gouvernants actuels ce qu’ils n’ont pas appris dans leurs doctorats à l’étranger et qui n’apparaît plus dans les livres de classe avec lesquels on déséduque les enfants mexicains : ce qu’est la honte, la dignité d’êtres humains, l’amour de la patrie et l’histoire.Les zapatistes, ceux qui, dans un pays de gâchis, articles importés, « grands » succès macro-économiques, premiers mondes factices et désespoirs de changement, ont repeint, sur le sol et dans le ciel de ces terres, les sept lettres qui avaient déjà été bradées sur le marché international : Mexique.Les zapatistes, nous, vous, tous ceux qui ne sont pas eux…Bon, quoi qu’il arrive, merci pour tout à tous. Si nous ramenions en arrière l’horloge de l’histoire, nous n’hésiterions pas une seconde à refaire ce que nous avons fait. Une, mille fois, nous redirions : « Ya Basta ».Depuis les montagnes du Sud-Est mexicainSous-commandant insurgé MarcosMexique, février 1995

Le rêve zapatiste : des utopistes pragmatiques

Marcos raconte comment il a été amené lui-même à traverser le miroir, à découvrir l’autre.C’est au début des années 80 qu’il a rejoint quelques compagnons et s’est établi dans le Chiapas. Bardés de tous les dogmes et de tous les clichés révolutionnaires, ils se sont efforcés, comme d’autres avant eux, de les faire rentrer dans la tête des indiens, leur expliquaient ces derniers qui disaient ne rien comprendre à ce jargon indigeste. C’est le moment décisif de la génèse du zapatisme : celui où les guerilleros découvrent que leur discours révolutionnaire n’éveille aucun écho chez les indiens et que, par conséquent, sa prétention à l’universalité est usurpée.Jusqu’à ce que Marcos se mette à l’écoute des Indiens, de leurs dits, de leurs non-dits, de leur silence. A l’écoute de l’autre, lui et les siens commencent à recomposer leur pensée et leur action dans la perspective d’une politique de la reconnaissance.Marcos n’a pas cherché à devenir indien. La confiance qu’il a acquise au sein des communautés tient aussi à la distance qu’il a su garder. C’est à ce prix qu’il peut être une fenêtre, un pont entre les deux mondes.Il est l’inventeur d’une parole poético-politique irréductible aux stratégies de domination, insaisissable pour les appareils de pouvoir. Quel que soit l’avenir, l’apport de Marcos aura été de s’être laissé imprégner par l’expérience et par l’imaginaire indiens, d’avoir trouvé les mots pour les dire et, frappant ainsi au cœur, d’avoir pulvérisé les langues de bois. L’expression de son mouvement porte une nouvelle modernité liant dans la tension l’identité et l’intégration, la culture et l’économie, l’utopie et le pragmatisme, le cœur et la raison, le particulier et l’universel. Elle pose d’emblée et de manière spectaculaire des questions politiques et intellectuelles qui sont centrales dans toutes les sociétés.Marcos et les siens ne se font pas beaucoup d’illusions. Ils savent que leur révolte se heurte à la réalité cynique et brutale de la politique et risque d’être rattrapée par elle.Aujourd’hui, la figure la plus accomplie de l’universel n’est pas celui qui tente de colmater les brêches dans l’édifice de l’Etat nation. Elle est celle de l’acteur qui combine la lutte contre les forces de domination, l’affirmation d’une identité individuelle et collective, et la reconnaissance de l’autre. L’expulsion, la mise hors service d’une main-d’œuvre excédentaire, l’expérience de l’inutilité économique, sociale voire politique ont été transformées en expérience de liberté. Marcos tente de découvrir un nouveau monde politique, d’inventer une démocratie qui fasse place à l’exigence éthique (justice) et au désir de reconnaissance (liberté, dignité). L’Indien discriminé, minorisé, humilié, est porteur de la revendication d’égalité de tout être humain. Il affirme un sujet qui retrouve l’universel dans le particulier.C’est à une aventure qu’invitent les zapatistes, à lâcher les anciennes amarres sans être assurés ni des moyens ni du but à atteindre.

Propos tirés du livre Le rêve zapatiste, par Yvon Lebot

 

 

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