[Classes sociales] Philippe Merlant : « Ne pas oublier la lutte des classes »

Samedi 23 septembre après-midi, premier jour de notre grand chantier sur les classes sociales, Philippe Merlant, membre de NAJE et journaliste, est intervenu sur la question du marxisme et de la lutte des classes. L’occasion de revenir sur une pensée politique riche, mais qu’on a bien oubliée aujourd’hui. Voici les points forts de son intervention, en cinq points successifs.

 

1/ Avant les classes sociales 

  • En France, avant la Révolution de 1789, on est dans une société d’« ordres ».

Un « ordre », c’est un groupe social institutionnalisé par la loi. Avec une hiérarchie des droits : en France, il y a trois ordres (Noblesse, clergé et Tiers-état) et ils n’ont pas les mêmes droits.

Cette hiérarchie est fondée sur la dignité et l’honneur :

–  le Clergé : ceux qui prient ;

– la Noblesse : ceux qui combattent (et c’est une fonction très importante à l’époque) ;

– le Tiers-état : ceux qui travaillent.

Le clergé et la noblesse étaient considérés comme des ordres supérieurs au Tiers-état alors que celui-ci regroupait la majorité des Français qui payaient la totalité des impôts.

A l’inverse des castes (voir ci-dessous), les ordres permettaient une certaine mobilité sociale (même si l’appartenance à un ordre était héréditaire) : on pouvait être anobli ou déchu de son titre de noblesse ; on pouvait, en devenant prêtre, accéder au clergé.

  • Les privilèges 

Un « privilège », sous l’Ancien régime, cela n’a rien de péjoratif : ce mot décrit juste le droit qu’a un groupe social de disposer de sa propre loi (exemples : l’institution de la dîme, qui oblige les paysans à donner environ un dixième de leur récolte à l’Eglise ; la mainmorte qui consiste à restituer au seigneur les biens d’un serf décédé ; le droit de chasse, réservé au clergé et aux seigneurs : on encourt le fouet à la première infraction, la galère à la deuxième, la mort à la troisième).

Le clergé et la noblesse ont des privilèges, mais aussi les provinces ou les corporations (c’est un moyen de s’opposer aux abus de l’autorité royale : quand il est sacré, le roi s’engage à respecter les privilèges). Les rois, dans un souci d’unifier le pays, vont s’attaquer aux privilèges, notamment Louis XIV. Les philosophes des Lumières aussi, au nom de l’universalité de la raison et du droit.

L’abolition des privilèges le 4 août 1789 par l’Assemblée est symboliquement un événement essentiel de la Révolution française, car elle marque la fin de l’Ancien Régime juridique : désormais en tout point du royaume, tous les hommes doivent être jugés selon un droit unique. En une nuit, suivie de décrets pendant une semaine, la société d’ordres est abolie. Suit très vite l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (26 août) : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. »

  • En Inde, il y a un système analogue : les « castes ».

Le système des castes a été officiellement aboli peu après l’indépendance (1949). En fait, elles subsistent encore.

C’est une hiérarchie basée sur le principe religieux du pur et de l’impur. Les fonctions considérées comme pures sont réalisées par les castes supérieures et vice-versa. Voici les quatre castes par ordre décroissant de pureté:

– les Brâhmanes, dont les principaux métiers sont professeurs et prêtres ;

– les Kshatriyas, dont les principales fonctions sont les soldats, rois et princes ;

– les Vaisyas, dont les principaux métiers sont artisans, commerçants et agriculteurs ;

– les Sudras, dont le principal métier est serviteur.

L’appartenance à une caste est héréditaire, donc aucune mobilité sociale n’est possible : chaque caste a des métiers et des droits spécifiques. On note la présence d’une caste officieuse: les intouchables ou Dalits (qui sont « hors caste »). Ceux-ci étaient considérés comme les plus impurs de la société, c’est pourquoi les métiers les plus dégradants d’après la religion (boucher par exemple) leur étaient réservés. Si un Dalit touchait, même involontairement, un Brâhmane, il pouvait être condamné à mort.

Les castes n’existent plus juridiquement depuis 1947 (c’est un Dalit, Bhimrao Ramji Ambedkar, qui, nommé ministre de la Justice, a été le principal rédacteur de la constitution), mais cette hiérarchie sociale se retrouve toujours en Inde dans les régions isolées. Ainsi, le mariage est toujours très fréquent entre individus d’une même caste. Dans certains villages, les Dalits sont encore exclus des puits du village, car ils pourraient corrompre l’eau. Et 43 % d’entre eux vivent en dessous du seuil de pauvreté (23 % pour la moyenne en Inde).

 

2/ Les classes sociales avant Marx

  • Définition des classes sociales

Les classes sociales, ce sont des groupes sociaux entre lesquels il y a des différences, des « distinctions », mais celles-ci ne sont pas fondées sur les droits, ni inscrites dans la loi. Il n’y a pas d’assignation à sa classe sociale comme pour les ordres et les castes.

Bien sûr, il y avait aussi des classes sociales dans les sociétés d’ordres ou de castes. Ainsi, le Tiers-état français rassemblait aussi bien des « bourgeois » très riches que des artisans, des paysans asservis, des ouvriers… Mais l’inégalité des droits fait qu’on se focalise alors sur la question juridique avant la question économique et sociale.

Avec la Révolution française, le paradoxe va vite sauter aux yeux. Certes, « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » (article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen), mais il y a quand même de sacrées inégalités qui persistent et qu’on peut observer !

  • La révolution industrielle

D’autant que c’est à peu près au même moment que survient la « révolution industrielle » (1750-1800) avec l’invention de la machine à vapeur et les débuts de l’exploitation intensive du charbon. Jusque-là, on compte très peu d’usines (quelques manufactures royales et l’horlogerie), et l’industrie reste marginale dans l’économie. En moins d’un siècle, elle va devenir le secteur économique dominant.

Or, pour construire et équiper une usine, il faut du capital (des moyens financiers beaucoup plus importants que pour ouvrir une boutique de commerce ou un atelier artisanal). Et puis, il faut de la main d’œuvre, beaucoup de main d’œuvre. On va donc voir apparaître d’un côté des « capitalistes », qui ont les moyens d’acquérir ou d’équiper une usine ; de l’autre, des travailleurs qui doivent vendre leur force de travail pour survivre : les ouvriers.

Et là, les inégalités vont exploser, se renforcer. La misère ouvrière atteint des proportions inimaginables, les enfants de huit ans travaillent 12 heures par jour dans les usines ou les mines pour des salaires de misère. C’est à partir de ce constat que vont se développer les thèses socialistes et communistes : si l’égalité des droits ne suffit pas à sortir de la misère, il faut une autre révolution, sociale celle-là, pour parvenir à l’égalité de fait. Le concept de communisme désigne d’abord l’idée de mise en commun des biens matériels, puis par extension une organisation sociale où la société privée serait absente. Le terme vient du révolutionnaire français Gracchus Babœuf qui, dans La conjuration des égaux, en 1796, préconise une société égalitaire, fondée sur l’abolition de la propriété particulière.

 

3/ Qui était Karl Marx ?

  • Le jeune Marx (c’est le titre d’un film qui sort mercredi 27 septembre).

Il naît dans une famille allemande de huit enfants. Son père, juif, s’est converti au protestantisme pour avoir le droit d’être avocat. Après son bac, Karl fait des études de droit, puis d’histoire, puis un doctorat de philosophie.

« Hégélien de gauche » (Hegel est le nom d’un philosophe de l’époque), tenté par le journalisme, Karl Marx devient rédacteur en chef de La Gazette rhénane, un journal d’opposition au clergé catholique qui devient vite assez radical (et va d’ailleurs bientôt être censuré puis interdit par le gouvernement). Marx réalise un grand reportage sur les conditions de vie des vignerons de la vallée de la Moselle. Il prend conscience qu’il ne comprend pas grand’ chose à l’économie et décide de s’y intéresser. Et comme tout converti, il va devenir un peu un « intégriste » de l’économie. Avec Le Capital (quatre volumes de plusieurs centaines de pages !), il va même devenir LE théoricien de l’économie du XIXe siècle !

Il se marie avec Jenny, fille d’une famille noble allemande. Ils auront 7 enfants, mais seulement trois survivront.

  • Marx et Engels

Le couple s’exile à Paris pour fuir la censure et la répression. Là Marx rencontre Friedrich Engels, fils révolté d’un riche bourgeois allemand, propriétaire d’entreprises à Manchester. Friedrich prend conscience de la misère ouvrière et écrit en 1845 La condition des classes laborieuses en Angleterre. Engels va apporter à Marx jusqu’à sa mort à la fois un soutien matériel et financier et la connaissance concrète de la vie ouvrière (mais aussi contribuer à la publication des deux derniers livres du Capital après la mort de Marx).

Les deux hommes deviennent amis, commencent à écrire des livres ensemble (surtout sur la critique de certains philosophes comme Stirner, Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde alors qu’il s’agit de le transformer ») et prennent aussi une part active dans la vie alors bouillonnante des groupes révolutionnaires parisiens qui se disent « socialistes » ou « communistes »

  • Marx et Proudhon

Ces groupes révolutionnaires sont très inspirés par Pierre-Joseph Proudhon, l’un des seuls révolutionnaires du XIXe siècle à venir lui-même du milieu ouvrier, premier théoricien de l’anarchisme (« La propriété c’est le vol »), qui a découvert à Lyon les premières mutuelles issues de la révolte des Canuts (les ouvriers de la soie), va créer une « Banque du peuple » suite à la révolution de 1848, se livre à une critique impitoyable de la Bourse à peine celle-ci créée, mais a des aspects beaucoup moins reluisants (Proudhon est clairement misogyne et antisémite).

Marx veut créer un réseau unissant socialistes et communistes allemands, anglais, français et propose à Proudhon d’en être le correspondant à Paris. Celui-ci refuse, poliment : « Ne nous posons pas en apôtres d’une nouvelle religion ; cette religion fût-elle la religion de la logique, la religion de la raison. Accueillons, encourageons toutes les protestations ; flétrissons toutes les exclusions, tous les mysticismes ; ne regardons jamais une question comme épuisée, et quand nous aurons usé jusqu’à notre dernier argument, recommençons s’il faut, avec l’éloquence et l’ironie. À cette condition, j’entrerai avec plaisir dans votre association, sinon, non ! (…) Nous ne devons pas poser l’action révolutionnaire comme moyen de réforme sociale, parce que ce prétendu moyen serait tout simplement un appel à la force, à l’arbitraire, bref, une contradiction. »

Grosse rupture. Au livre de Proudhon Philosophie de la misère, Marx répond par Misère de la philosophie. Vexation personnelle de Mars ? Plus profondément, trois points opposent les deux hommes : la révolution armée ; l’oppression sociale et/ou étatique ; et la propriété (Marx : « Le communisme, ce n’est pas l’abolition de la propriété en général, mais l’abolition de la propriété bourgeoise. Le communisme n’enlève à personne le pouvoir de s’approprier des produits sociaux ; il n’ôte que le pouvoir d’asservir à l’aide de cette appropriation le travail d’autrui. »). 

A partir de cette rupture avec Proudhon, Marx va être obsédé par l’idée de se différencier de ceux qu’il appelle les « socialistes utopiques » pour fonder ce qu’il autoproclame le « socialisme scientifique ». La société communiste n’est pas pour lui un idéal mais un processus historique inéluctable : la question de savoir si c’est bien ou mal est secondaire à ses yeux, l’essentiel c’est que le communisme va advenir. C’est écrit, c’est scientifique.

  • Le révolutionnaire

A partir de 1848, Marx va suivre les révolutions qui éclatent. Passer de la France à la Belgique, à l’Angleterre ou à l’Allemagne au gré des répressions. Essayer de survivre en vendant quelques articles. Connaître la misère et presque la faim, n’arrivant à subsister que grâce au soutien matériel de Engels. Il va surtout consacrer son temps à l‘organisation du mouvement communiste naissant mais aussi arriver à écrire Le Capital !

Il participe activement à la création de la première « internationale des travailleurs », l’AIT, en 1864 : au sein de l’AIT, il entre d’abord en conflit avec les « mutuellistes », puis avec les anarchistes regroupés autour de Bakounine. Ses idées triomphent. Le « marxisme » a presque réussi à éliminer du mouvement ouvrier les autres courants de gauche.

 

4/ Les apports de Marx à la notion de « classes sociales »

Il y a eu auparavant d’autres théoriciens des classes sociales, plutôt conservateurs du reste (Tocqueville, Guizot), mais Marx va apporter à cette notion des choses décisives.

  • La base économique des classes sociales : le mode de production

Un mode de production est un ensemble constitué par les forces productives et les rapports sociaux de production. Les forces productives, ce sont les moyens utilisables pour produire : les hommes bien sûr, mais aussi les outils, les machines et les techniques nécessaires à la production. Les rapports de production désignent l’organisation des relations humaines dans la mise en œuvre des forces productives.

La succession des modes de production peut être schématisée de la manière suivante : du communisme primitif, on passe au mode de production esclavagiste, féodal, capitaliste et enfin communiste. Le mode de production capitaliste se caractérise par la propriété privée des moyens de production et l’obligation, pour certains artisans, paysans ou agriculteurs qui ne peuvent plus survivre en vendant leurs produits de vendre la seule marchandise qu’il leur reste : leurs bras, c’est-à-dire leur force de travail. Dans la société communiste, la contribution productive pourra mettre en application le principe résumé dans la formule : « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins »

En se développant, les forces productives entrent de plus en plus en contradiction avec les rapports sociaux de production qui n’évoluent pas au même rythme. Au-delà d’un certain seuil, le système est bloqué. Une époque de révolution sociale débute, qui a pour fonction de faire disparaître les rapports de production anciens pour permettre le développement de rapports plus conformes au niveau atteint par les forces productives.

  • La plus-value

La distinction entre travail et force de travail est au centre de l’analyse marxiste de la répartition. Ce que vend l’ouvrier, c’est sa force de travail. Sa rémunération s’établit à un niveau qui correspond aux dépenses socialement nécessaires pour assurer son renouvellement. C’est devenue une marchandise comme une autre.

La valeur sociale de l’objet produit est fonction des matières premières, des outils de production ainsi que de la main d’œuvre nécessaire à sa production. La valeur d’échange d’un produit est cette valeur sociale, à laquelle on applique une plus-value souvent issue du sur-travail. C’est autour du bénéfice de cette valeur ajoutée que se dessine la lutte des classes car prolétaires comme capitalistes souhaitent se l’attirer à soi : Marx va montrer que le travailleur est dans son plein droit de réclamer le bénéfice de cette valeur ajoutée. Ce que fait le capitaliste, c’est de faire du travail une marchandise qui coûte moins cher que ce qu’elle rapporte.

  • Prolétaires = salariés

Le prolétariat est, pour Karl Marx, la classe sociale opposée à la classe capitaliste. Elle est formée par les « prolétaires », également désignés couramment comme « travailleurs ». Le prolétaire ne possède ni capital ni moyens de production et doit, pour subvenir à ses besoins, avoir recours au travail salarié. Le prolétariat ne se réduit donc pas au stéréotype de l’ouvrier en blouse bleue ni du mineur, mais recouvre l’ensemble des êtres humains qui doivent se soumettre à un travail salarié, quels que soient leur niveau de vie et leur salaire.

Marx en appelle à une union internationale des prolétaires (le Manifeste se termine par le mot d’ordre : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ») qui, par une révolution finale, doit abolir la stratification de la société en classes sociales. 

C’est grâce à la conscience que le prolétariat se transforme d’une classe « en soi » en classe « pour soi », c’est-à-dire qu’elle devient une classe consciente de ses intérêts de classe : socialiser les moyens de production [socialisme] dans le but de développer au maximum les forces productives jusqu’à la profusion des biens, l’extinction des différences de classe et l’existence d’un État politique [communisme].

  • La lutte des classes 

Karl Marx n’a pas « inventé » la lutte des classes. En réalité, la lutte des classes a été théorisée bien avant lui, notamment par les historiens de la Restauration (1814-1830), comme François Guizot. L’apport fondamental de Marx, par rapport à ces historiens, est d’avoir démontré que la lutte des classes ne s’éteignait pas dans la Révolution française, mais que celle-ci se prolongeait dans l’opposition bourgeois/prolétaires à l’époque capitaliste.

« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des classes » (première phrase du manifeste du Parti communiste, programme de la Ligue des communistes, organisation internationale fondée à Londres en 1847 et dont l’objectif est de faire connaître et de diffuser ses idées à travers le monde. La publication du manifeste est contemporaine des événements révolutionnaires de février 1848 en France qui aboutissent à la proclamation de la Deuxième République. )

A chaque époque historique, on retrouve une opposition de classe. Il y a ceux qui possèdent et ceux qui sont possédés, opposition que Marx et Engels résument ainsi : « Oppresseurs et opprimés ». Les individus, en fonction de la classe à laquelle ils appartiennent, se retrouvent dans une situation d’inégalité. Cette inégalité entraîne des conflits entre les classes sociales qui mènent « une guerre ininterrompue ».

Deux classes, l’une contre l’autre ? Dans ses ouvrages historiques, Les luttes de classes en France (consacré à la révolution de 1848) ou La guerre civile en France (sur la Commune de Paris et sa répression), il distingue de nombreuses classes intermédiaires et détaille le rôle de chacune d’elles dans le processus historique.

  • Vers la fin des classes sociales ?

Après la révolution, on va passer par une phase de « dictature du prolétariat » car la démocratie actuelle n’est que le masque de la « dictature de la bourgeoisie ». Mais après cette phase transitoire, la société communiste sera marquée par le « dépérissement de l’Etat » et la disparition des classes sociales. La fin de la lutte des classes serait atteinte une fois les classes sociales éteintes, dans le communisme. Cet idéalisme est très lié à la vision « économiciste » de Marx : si on supprime les bases économiques de l’oppression, toute oppression aura disparu. Une mission de « sauveur de l’humanité » est ainsi confiée au prolétariat.

 

5/ Et aujourd’hui ?

La vision marxiste des classes sociales a presque disparu. Pourquoi ? De mon point de vue, à la fois à cause des erreurs du marxisme et d’une manipulation sur les classes sociales.

  • Trois « erreurs » du marxisme

A/ Le « communisme réel » dément les prévisions de Marx

Là où il y a eu des révolutions communistes, on ne peut pas vraiment dire que cela ait semblé annoncer la fin des classes sociales et le dépérissement de l’Etat. La dictature du prolétariat s’est plutôt figée en dictature tout court. Et les entreprises d’Etat, ça ne va pas non plus vers la disparition du salariat annoncée par Karl Marx.

B/ La « découverte » des autres dominations

Il s’agit notamment des dominations « de genre » (construction sociale des « sexes » masculin et féminin) et dominations « de race » (ou plutôt des conséquences du génocide indien, de la traite négrière et du colonialisme).

Pour Marx, ce sont là des contradictions secondaires : à partir du moment où on réglera la domination principale – la lutte de classes – les autres seront ipso facto résolues.

Marx n’est pas du tout dans ce qu’on appelle aujourd’hui l’« intersectionnalité ».

Et il a tort, y compris dans sa théorie de la valeur et de la plus-value. Par exemple, il y a 20 % de différence de salaire entre les hommes et les femmes pour un même poste. Donc c’est bien parce qu’ils payent les femmes 10 % de moins que les capitalistes peuvent payer les hommes 10 % de plus !

Autre exemple : dans la valeur, il y a aussi l’achat de produits intermédiaires ; donc si on fait fabriquer ces produits dans les pays pauvres en payant les travailleurs un salaire de misère, les capitalistes pourront payer un peu plus cher la main d’œuvre française. Ces autres formes de domination permettent ainsi aux capitalistes de disposer de plus de marges de manœuvre dans la résolution de la contradiction sociale.

C/ Le déclin de l’industrie

Marx n’avait pas du tout prévu le déclin de l’industrie au profit des services. On assiste à une explosion du salariat (passé de 50 % de la population active en 1850 à près de 90 % aujourd’hui), mais en même temps à une érosion progressive de la classe ouvrière (encore 20 % de la population active quand même !). C’est lié au déclin de l’industrie : de 1970 à 2015, la part de l’industrie dans le produit intérieur brut (c’est-à-dire l’ensemble de la production de richesses en France) a été divisée par deux.

Donc l’assimilation «  salariés = prolétaires = ouvriers » ne fonctionne plus.

On assiste aussi à une montée en puissance des « classes moyennes » (qui est une catégorie fourre-tout).

  • Une manipulation idéologique

Malgré tout, Marx avait raison selon moi sur un point essentiel : définir les classes sociales par les antagonismes réciproques qui rendent leurs intérêts irréconciliables.

Le tour de passe-passe actuel, c’est d’oublier la lutte des classes pour des définitions des CSP (catégories socio-professionnelles), beaucoup plus axées sur le niveau de revenu et les pratiques culturelles.

Ainsi, le Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie) considère que le seuil de pauvreté, en France, correspond à 761 € mensuels (données 2014) pour une personne seule, 1 485 € pour un couple sans enfant et 1 949 € pour un couple avec deux enfants. Les catégories « populaires » (à ne pas confondre avec les personnes pauvres comme c’est parfois le cas) rassemblent tous ceux qui touchent moins de 1 238 € pour une personne, 2 414 € pour un couple et 3 219 € pour un couple avec deux enfants. Le niveau de vie des « classes moyennes » s’étend de 1 238 à 2 225 € pour une personne seule, de 2 414 à 4 389 € pour un couple et de 3 219 à 5 544 € pour un couple avec deux enfants. Et on devient « riche » à partir de 3 045 € pour une personne seule, 5 940 € pour un couple et 7 797 € pour une famille avec deux enfants.

  • Deux visions des classes sociales

Tout le monde est d’accord pour dire que les classes sociales, ça existe toujours. Et que nous sommes tou-te-s conditionné-e-s par notre classe sociale. Mais deux idéologies s’opposent.

L’idéologie de droite, c’est la « méritocratie » : en gros, « si tu veux, tu peux ». Tu n’es pas assigné à ta classe sociale ! C’est la belle histoire de Mohamed, fils d’un ouvrier du bâtiment algérien quasi analphabète, qui est devenu fondateur d’une start up prometteuse après des études brillantes.

En face, l’idéologie de gauche insiste sur les déterminations, les choses qui nous déterminent en tant qu’appartenant à telle ou telle classe. Exemple d’un chiffre prouvant la détermination sociale : selon le ministère de l’Éducation nationale, les jeunes de milieu ouvrier représentent 11 % des étudiants, soit trois fois moins que leur part parmi les jeunes de 18 à 23 ans ; à l’inverse, les enfants de cadres supérieurs représentent 30 % des étudiants et 17,5 % des 18-23 ans.

Le problème, c’est qu’à titre personnel, l’idéologie de droite est quand même beaucoup plus attractive que celle de gauche. Si je suis Mohamed, fils d’un ouvrier du bâtiment algérien quasi analphabète et que je passe des examens, je préfère réussir et illustrer le principe « si tu veux, tu peux » que d’échouer en me disant : « Super : j’ai donné raison à l’idéologie de gauche qui dit qu’on est déterminés par notre origine sociale »… et ce, même si intellectuellement et politiquement j’adhère à ce discours !

Et les médias préfèrent toujours la belle histoire « positive » à la donnée sociologique brute « anxiogène ».

Il y a donc bien une prime à l’idéologie de droite.

 

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