[Logement] Marion Rémy et Marie-Eva Charasson (Fondation Abbé Pierre): « Comment lutter contre le mal-logement »

L’objectif global de la Fondation Abbé Pierre est de lutter contre le mal-logement. Marion Rémy et Marie-Eva Charasson travaillent toutes les deux à l’ESH (Espace solidarité habitat) de la Fondation : elles accompagnent au niveau juridique les personnes qui sont en procédure d’expulsion, mais aussi celles qui sont en habitat indigne (avec un arrêté d’insalubrité ou non) ou dans des logements non pérennes.

L’ESH travaille avec un réseau d’avocats. Et aussi avec des travailleurs sociaux.

Ils négocient avec les bailleurs : c’est plus facile avec les offices HLM qu’avec les propriétaires privés.

Ils participent aussi aux réunions de la CCAPEX (Commission de coordination des actions de prévention des expulsions locatives) : il y a la préfecture de police (bureau des expulsions), la Ville de Paris, l’Etat (relogement), les bailleurs, les associations (dont la FAP). On discute pendant tout un après-midi sur une trentaine de cas concrets pour trouver des solutions ou faire des préconisations (et demander des délais à la préfecture de police).

L’ESH intervient aussi pour signaler des cas de discrimination pour les personnes qui ont déposé un dossier voilà vingt ou trente ans et qui n’ont toujours aucune proposition concrète de logement.

Le Dalo (Droit au logement opposable) 

La loi a été prise en 2008 après un gros mouvement social. Elle permet d’être reconnu comme « prioritaire au relogement », et l’obligation de relogement incombe au préfet.

Selon une circulaire d’octobre 2012, les personnes reconnues prioritaires DALO ne

doivent pas être expulsées. Mais cette circulaire n’a pas force de loi, et les préfets ont le droit de l’appliquer ou pas. Ainsi, à Paris, après avoir fonctionné pendant trois ans, la circulaire n’est plus appliquée aujourd’hui. Dans les faits, on expulse ces personnes, puis on les met à l’hôtel en attendant de les reloger.

Elles connaissent une famille qui est considérée comme prioritaire DALO depuis 2008 et qui n’a toujours rien !

Une autre famille a été rayée de la liste prioritaire au prétexte qu’elle avait refusé un logement en 2014 (pour une bonne raison : le logement est inadapté compte tenu du fait que son enfant est asthmatique). L’ESH a saisi le juge pour s’opposer à cette décision.

Quand une personne est reconnue DALO, le préfet a six mois pour la reloger. Passé ce délai, la personne peut faire un recours au tribunal administratif : le juge prononce alors une astreinte mensuelle (une amende forfaitaire) jusqu’au relogement effectif. Cette somme ne va pas à la personne elle-même, mais aux associations qui interviennent sur le DALO.

Leur travail quotidien

Les personnes sont généralement orientées vers l’ESH par les travailleurs sociaux.

L’accompagnement, c’est vraiment au cas par cas. Il y a plein de cas de figure différents : avant ou après audience au tribunal.

Les travailleurs sociaux ne sont pas juristes et font un accompagnement social, ce qui permet une complémentarité avec le travail de l’ESH.

Un exemple : une personne vient avec une convocation à l’audience du Tribunal d’instance. L’ESH lui explique les détails, les délais… Puis l’oriente vers un avocat qui va la représenter (c’est un boulot difficile, car l’audience est très courte : souvent pas plus de quelques minutes).

Plusieurs semaines plus tard, le jugement tombe. Si c’est un jugement d’expulsion, L’ESH va l’orienter vers le DALO (puisque la menace d’expulsion est l’un des critères possibles pour entrer dans le dispositif DALO).

La dernière étape avant expulsion, c’est une lettre enjoignant la remise des clés. Là, L’ESH se tourne vers la préfecture de police (bureau des expulsions) pour montrer que c’est une personne de bonne foi qui a juste eu un ou deux accidents de parcours.

L’ESH compte quatre salariées affectées à la prévention de l’expulsion, Marie-Eva sur les hôtels et l’hébergement, une autre collègue sur la lutte contre l’habitat indigne.

Ils ont la chance de disposer des situations concrètes des familles : elles viennent enrichir le plaidoyer de l’ESH et ses interpellations des institutions (bailleurs, mairies, préfectures…). La FAP a un pied sur le terrain, et un pied dans les actions de plaidoyer. C’est ça, sa force.

Une histoire concrète

Pour les logements Crous, il faut renouveler le bail d’occupation tous les ans.

Une personne accompagnée par l’ESH a vu sa convention non renouvelée : elle se retrouve « occupant sans titre ». Et là, le juge peut prononcer son expulsion sans délai. En effet, les logements Crous ne sont pas concernés par la trêve hivernale : on peut expulser même en hiver !

L’ESH essaie de négocier des délais avec la préfecture.

Une deuxième histoire

Un monsieur en fragilité psychologique qui loge dans une résidence sociale (Adoma). Un huissier est venu constater les « troubles » qu’il occasionne. La première fois, il a fait le constat sans entrer dans le logement puisque le locataire n’était pas là. La deuxième fois, il est resté sur le pas de la porte. Le juge a quand même prononcé l’expulsion sur la base de ces deux constats. L’ESH a commandé une contre-expertise qui aboutit à contester les deux constats d’huissier. On passe en CCAPEX. L’ESH a fait appel de la décision du tribunal, mais ça ne suspend pas la possibilité d’expulsion. La préfecture accepte de suspendre pendant six mois. La Ville de Paris et la CAF ont finalement soutenu le point de vue de la FAP. Cependant, à la fin de ces délais, le locataire est quand même expulsé sans attendre le résultat du jugement en appel.

Dans 95 % des cas, on ne connaît pas le résultat final.

Une troisième histoire

Une femmes seule avec deux enfants vient voir l’ESH en 2014 : elle a fait une demande de logement en 1998.

60 %de taux d’effort sur son loyer alors que le propriétaire ne fait pas de travaux.

Elle est d’abord reconnue comme prioritaire au titre du DALO. Puis elle reçoit une décision de justice validant son congé.

A l’été, elle a une proposition pour du logement social… Le problème, c’est que ce nouveau logement devait être prêt fin août et il y a des retards dans les travaux. Elle attend juste que le logement sorte de terre.

Elle appelle pour dire que le commissariat l’a prévenue : ils vont l’expulser à 15 jours d’intégrer son nouveau logement.

La police explique que c’est parce qu’elle a une dette de loyer (c’est le propriétaire qui a prévenu directement le commissariat).

Une quatrième histoire

C’est l’histoire d’une autre personne qui a reçu un congé alors qu’elle n’a aucune dette locative.

Le propriétaire (privé) appelle l’ESH pour dire qu’il est lui-même dans la merde. Il veut tout faire pour éviter d’engager une procédure contre son locataire.

On lui dit qu’il faut le faire quand même !

Il n’y a pas de profil-type chez les propriétaires.

Même chose pour les locataires qui sont en difficultés : on a, par exemple, un ancien pilote Air France qui a fait l’objet d’un plan de départ volontaire.

Comment évolue la situation ces dernières années ?

On peut trouver les principaux chiffres dans le rapport annuel de la FAP sur le mal-logement.

Il semble que le situation empire à Paris : on expulse 60 % des dossiers, alors que c’est moins ailleurs (sauf en Seine-Saint-Denis, qui est aussi assez élevé).

Débat avec le groupe

Noëlla : j’ai eu la chance d’être en résidence sociale. Une voisine qui ne payait pas son loyer, ils ne l’ont jamais expulsée. Moi je suis restée un an de plus.

On se sépare en deux demi-groupes, l’un avec Marion, l’autre avec Marie-Eva

Le demi-groupe avec Marion

(sur la CCAPEX)

Distribution

L’instructrice de la CCAPEX : Camille

La préfecture de police (bureau des expulsions) : Nadia

La Ville de Paris : Pauline

L’Etat (DRIHL, service relogement) : Marie-Thérèse

Une représentante de la FAP : Evelyne

Une représentante du Comité action logement du 18: Alexandra

Une représentante de la CAF : Sandy

Un représentant des bailleurs (Paris Habitat) : Jean-Marc

Rappel de quelques infos

Le juge prononce l’expulsion et c’est au propriétaire, par l’intermédiaire d’un huissier, de la faire appliquer en demandant au préfet le concours de la force publique (avec l’aide de la police). Il n’y a pas d’expulsion possible sans accord de la force publique par le préfet, sinon c’est illégal.

Dans le cas qui nous intéresse, le juge a prononcé l’expulsion sans délai. C’est une procédure pour troubles (« défaut d’occupation » : il n’entretient pas assez son logement, du coup il y a de la saleté, des cafards…) ; en principe, dans les cas de troubles, les expulsions interviennent assez rapidement.

C’est le travailleur social qui a saisi la CCAPEX. Ce qui se négocie devant la CCAPEX, c’est juste la question des délais. Mais ça peut changer beaucoup de choses pour la personne expulsée. C’est la préfecture de police qui peut donner des délais ou non.

Procédure d’appel : les deux associations ne sont pas d’accord avec le jugement compte tenu des deux actes d’huissier. Adoma a mal fait son travail de repérage des troubles.

Déroulé de la scène

Marie-Thérèse : Bonjour, heureux de nous retrouver pour cette CCAPEX. Nous sommes réunis pour traiter d’une trentaine de cas d’expulsion et aboutir à des préconisations. Bienvenue à toutes et tous.

Camille : oui, on commence par le cas de monsieur Durand, sur sollicitation du travailleur social. Une procédure d’expulsion pour « troubles » a été engagée par le bailleur. On a un jugement d’expulsion sans délai. Je précise qu’il n’y a pas de dette locative.

Evelyne : on accompagne cette personne depuis plus de six mois, et on voudrait quand même remettre un peu les choses en place. Ce monsieur a fait son rapport d’huissier sur le pas de la porte. La démarche n’a pas été faire dans les formes légales, c’est inadmissible !

Marie-Thérèse : je rappelle que c’est une procédure pour troubles quand même !

Alexandra : on n’a pas pris en compte le diagnostic du travailleur social. Or, cette personne est reconnue comme fragile, sur le plan physique (elle touche l’AAH), psychologique, familial… Si elle est expulsée, toutes les démarches d’insertion vont être stoppées.

Jean-Marc : oui mais ça fait un moment qu’on essaie de résoudre le problème… Et il y a eu de nombreuses plaintes des voisins. On en a conclu que ce locataire ne s’occupait pas très bien, voire pas du tout de son logement ! Malgré le travail d’accompagnement social fait par cette résidence.

Pauline : il n’y a pas d’accompagnement dans cette résidence sociale. Et on n’a aucun intérêt à ce que ce monsieur retourne à la rue. Il n’y a pas de dette locative, l’huissier n’est pas entré dans le logement, et le bailleur a quand même une vocation très très sociale !

Sandy : si on fait rupture de tout cela, toutes les démarches d’insertion n’auront servi à rien !

Marie-Thérèse : certes, c’est un bailleur à vocation très sociale, mais les troubles sont quand même avérés, en général nous ne tergiversons pas dans ce genre de situation. Et puis, nous avons beaucoup de dossiers en attente. Alors, qu’est-ce qu’on fait ?

Alexandra : ce qu’on demande, c’est des délais avant expulsion afin de poursuivre le travail pour l’insertion de cette personne.

Evelyne : j’ajoute qu’on a envoyé de nombreuses lettres à Adoma, et on n’a jamais reçu aucune réponse !

Pauline : je vous soutiens dans cette demande.

Nadia : au vu des éléments du dossier, la préfecture de police accepte un délai de six mois.

(voix off) Il y a eu les six mois de délais. Malheureusement, ça n’a pas suffi pour trouver une solution. La FAP a essayé d’obtenir des délais supplémentaires. L’homme a été expulsé et a dormi à la gare pendant plusieurs jours.

Retour du groupe vis-à-vis de Marion

Chantal : merci ! Vous avez avancé la moitié de notre boulot.

Christine : j’ai aimé que vous parliez de cas concrets.

Marie-Thérèse : j’ai eu peur que ça fasse doublon avec l’atelier sur les expulsions avec les camarades du DAL. Vous nous apportez une expertise juridique et technique.

Sandy : merci pour la clarté !

Le demi-groupe avec Marie-Eva

(sur le logement neuf qui n’est pas terminé)

Une femme avec ses feux filles. Depuis vingt ans, elle est en attente d’un logement social

Elle vit dans un deux-pièces dans le parc privé. 60% de taux d’effort, elle paye ses loyers régulièrement.

En attente de logement depuis plus de dix ans, donc elle a fait un Dalo en 2014.

Un an après, son propriétaire lui signifie le congé (pour vente). La procédure est respectée, donc on ne peut rien faire de ce point de vue. Le congé est validé.

Passage au tribunal, avec aide juridictionnelle.

Elle reçoit une proposition pour un logement (neuf, donc l’immeuble n’est pas fini).

L’expulsion devait avoir lieu en mai 2018 mais, compte tenu de cette proposition de relogement, elle est repoussée à août 2018. Mais le nouveau logement n’est toujours pas terminé à cette date. Vers le 15 octobre, elle est contactée par le commissariat qui lui dit qu’elle sera expulsée avant le 1er novembre, alors même qu’elle a un logement social prévu pour elle.

La FAP appelle la préfecture pour expliquer à nouveau la situation et rappeler le contexte : pas de dette de loyer, une demande de logement ancienne, et surtout une proposition de relogement acceptée. Donc il serait illogique et parfaitement stupide de la faire passer par la case « rue » pour quelques jours…

Il faut harceler la préfecture qui, jusqu’au dernier moment, ne répond pas aux demandes de la FAP.

Le vendredi, juste avant le départ de la personne de la FAP (alors qu’elle est en ligne avec la personne expulsée, très angoissée), la préfecture rappelle pour dire : « OK, on ne fera pas l’expulsion (…) mais il faut être bien sûr que la personne rendra les clés quand elle quittera l’appartement (…) dès qu’elle sera relogée ».

La FAP : on a obtenu in extremis que cette femme ne soit pas expulsée.

Le propriétaire insiste auprès de la préfecture pour que l’expulsion ait lieu, mettant en avant que madame a une dette de loyer. Ce qui est faux, mais la préfecture ne vérifie pas les informations données par les propriétaires et les prend pour acquis.

Aujourd’hui, le logement n’est toujours pas fini… et on leur rappelle toujours : « Faut pas oublier de nous rendre les clés » !

Au tribunal, ça va toujours très vite (3 minutes) : les deux avocats donnent leur conclusions, et point. Le juge annonce le délibéré et la date du jugement. « C’est très déshumanisé, c’est un robot ».

Improvisation

La dame et la FAP

Les deux avocats et le juge

Le commissariat qui appelle : « On expulse »

La préfecture

Le bailleur qui dit : « Dans 15 jours, ça sera prêt »

1er tableau

La dame et la FAP. Le dossier a toujours été très bien renouvelé, pas de propositions, le loyer est OK, la FAP propose de faire un Dalo.

Explication de la démarche du Dalo à la dame.

S’il ne se passe rien, on fait un recours. Puis un autre, etc.

Attention, le Dalo n’est pas automatique : ça peut prendre du temps.

2e tableau

Il y a du monde, les gens attendent, font du bruit, les avocats entre eux, tous dans un coin… C’est un peu la foire.

Petit groupe de trois, chacun discute de ses affaires.

On annonce : « Affaire bidule/machin ». Les avocats s’avancent. Chaque avocat fait son speach. Histoire (fausse) de la dette de loyer. L’avocat prouve que la dame a toujours payé son loyer.

Juge : OK, le jugement sera rendu le 15 mai.

Puis la dame reçoit le jugement et appelle la FAP : « Le juge a validé le congé, je vais être expulsée ».

3e tableau

FAP : « Encore du temps, il y a des démarches à mettre en place : si vous recevez des commandements de quitter les lieux, vous restez surtout ! » (il y a encore deux mois pour rester).

« Il y aura un huissier, et après encore, vous serez reconvoquée. »

L’expulsion aurait lieu fin mai en gros. Début mai, elle reçoit une proposition de logement. Mais il faut attendre que ce soit validé : « On n’est jamais certain, ça doit passer en commission d’attribution de logement ».

4e tableau

Commissariat : « Vous allez être expulsée »

Pour la FAP, il s’agit de tout faire pour que cette dame ne soit pas expulsée alors qu’on vient de lui faire une proposition de logement… Reculer la date d’expulsion.

OK jusqu’à fin juillet.

Mais en septembre, le commissariat rappelle la dame : « Vous devez partir ».

La dame rappelle donc à nouveau la FAP. Le logement n’est toujours pas terminé…

La FAP rappelle le bailleur. Bailleur : « Oui, OK, mais on a un problème avec le chauffagiste…15 jours, je m’y engage ».

FAP/préfecture : « Il y a du retard dans la fin des travaux, il ne faut pas l’expulser. Dans 15 jours c’est bon ».

Préfecture : « Il y a des dettes, ça ne joue pas en sa faveur… »

FAP : « Je vous envoie les justificatifs de non-dette ».

Tout cela nous amène au vendredi 15 octobre :

Le commissariat appelle la dame

La dame appelle la FAP

La FAP appelle la préfecture : « Madame a un relogement, elle attend juste que la construction soit terminée ! »

La préfecture : « Je vous rappelle »

Et attente tout le vendredi, jusqu’au rappel in extremis de la Préfecture : « On a réfléchi, on vous prolonge un peu »

FAP : « OK, je vais lui dire »

Préfecture : « Et qu’elle rende vraiment les clés ! »

FAP annonce la bonne nouvelle à la dame.

17 décembre 2018 : on en est toujours au même point. Encore 15 jours de délai demandés par le bailleur social…

 

 

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