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Les visiteurs du soir de Bernard Traven (conte économique)

TEXTE DE B TRAVEN : les visiteurs du soir. Bibliothèque cosmopolite stock.

Mr E. L. Winthrop, de New York, était en vacances dans la république du Mexique. Quelque temps auparavant, il s’était avisé que ce pays étrange et vraiment sauvage n’avait pas encore été exploré complètement et de façon satisfaisante par les Rotariens et les Lions, qui sont toujours conscients de leur glorieuse mission terrestre, ce pourquoi il avait estimé de son devoir de bon citoyen américain de faire ce qu’il pouvait pour réparer cette négligence.

Cherchant les occasions de satisfaire sa nouvelle vocation, il se tenait à l’écart des sentiers battus et s’aventurait dans des régions qui n’étaient pas indiquées ni, à-fortiori, recommandées aux touristes étrangers par les agences de voyages. C’est ainsi qu’un jour il se trouva dans un bizarre petit village indien de l’Etat d’Oaxaca.

En suivant, à pied, la grand-rue poussiéreuse de ce pueblecito qui ignorait le pavage, le drainage, la plomberie et l’éclairage artificiel (mise à part la chandelle), il rencontra un indien accroupi sur le seuil de terre battue d’une hutte de palmes appelée jacalito. L’indien était en train de confectionner de petits paniers au moyen de toutes sortes de fibres qu’il avait ramassées dans l’immense forêt entourant le village de toutes parts. Ces matériaux  avaient été non seulement soigneusement préparés par le vannier mais aussi richement colorés au moyen de teintures extraites par lui de diverses plantes, écorces et racines, voire de certains insectes, selon un procédé connu de lui seul et des siens.

Ce n’était point là, pourtant, sa principale activité. Cet homme était un paysan qui vivait de ce que sa terre, petite et peu fertile, lui procurait au prix de beaucoup de labeur, de beaucoup de sueur et d’incessant soucis, concernant la pluie, le soleil, le vent et le rapport des forces sans cesse changeant entre les oiseaux et les insectes bénéfiques ou nuisibles. Il faisait des paniers lorsqu’il n’avait rien d’autre à faire dans les champs, car il détestait rester inoccupé, et la vente des dits paniers, si limitée fut-elle, augmentait d’autant son modeste revenu.

Bien qu’il ne fut qu’un simple paysan, il suffisait de voir ses petits paniers pour deviner qu’il était aussi un artiste véritable et accompli.  Chaque panier paraissait orné des plus extraordinaires desseins de fleurs, de papillons, d’oiseaux, d’écureuils, d’antilopes et de tigres. Le plus surprenant était que ces décorations multicolores n’étaient pas peintes sur les paniers mais tressées avec une habileté incomparable, sans que l’homme s’inspirat d’un dessein ou d’un modèle quelconque. A mesure que son travail avançait, les motifs apparaissaient comme par magie, mais il était impossible de deviner ce qu’ils représentaient aussi longtemps que le panier n’était pas achevé.

Les gens qui les achetaient au marché de la petite ville voisine s’en servaient comme corbeille à couture, pour orner leur table ou l’appui de fenêtre, ou pour y ranger de petites choses. Les femmes y mettaient leurs bijoux, des fleurs ou de petites poupées. Ils avaient mille usages. Chaque fois que l’indien en avait confectionné une vingtaine, il les emportait à la ville le jour du marché. Pour cela, il lui fallait parfois se mettre en route au milieu de la nuit, car il ne possédait qu’un ane et si, comme il arrivait souvent, son ane s’était égaré la veille, il devait faire la route à pied, dans les deux sens.

Au marché, il avait à payer vingt centavos de taxe pour pouvoir vendre ses paniers. Chacun de ceux-ci lui demandait de vingt à trente heures de travail, sans compter le temps qu’il avait passé à recueillir les fibres, à les préparer, à les teindre – et il les vendait cinquante centavos, l’équivalent de quatre cents américains. Il arrivait d’ailleurs rarement que l’amateur ne marchandat pas, en reprochant à l’indien d’en demander un prix aussi élevé :

« Après tout, disait il, ce n’est jamais que de la vulgaire paille de pétate, comme on en trouve partout dans la jungle… Et à quoi peut servir un si petit panier ? Tu devrais être déjà bienheureux que je t’en donne dix centavitos, voleur ! Enfin, je suis dans un de mes bons jours : je serais généreux, je t’en offre vingt, à prendre ou à laisser … »

L’indien finissait par en obtenir vingt cinq, sur quoi l’acheteur s’exclamait :

« Quel ennui ! je n’ai que vingt centavos de monnaie… Peux tu me faire la monnaie d’un billet de vingt pesos ? »

Bien entendu, il n’en était pas question et l’indien devait se contenter des vingt centavos ? ? ? S’il avait eu la moindre connaissance du monde, il aurait su que ce qui lui arrivait, arrivait chaque jour à chaque artiste de chaque pays, et cela lui eut peut-être donné la fierté de savoir qu’il appartenait à cette petite armée qui est le sel de la terre et qui empêche la culture, la civilisation et la beauté de disparaître de ce monde…

Souvent aussi il n’arrivait pas à vendre tous ses paniers, car les gens, là comme ailleurs, préféraient les choses faites à la chaine et toutes identiques entre elles. Lui en revanche, qui avait confectionné plusieurs centaines de paniers et de corbeilles, tous ravissants, n’en avait pas fait deux qui fussent identiques. Chacun était une œuvre d’art unique en son genre, chacun était aussi différent des autres qu’un Murillo d’un Vélasquez. Naturellement, il se refusait à rapporter chez lui ce qu’il n’avait pas pu vendre et, en pareil cas, il allait les proposer de porte en porte, ce qui lui valait d’être traité tantôt comme un mendiant et tantôt comme un vagabond en quête de mauvais coups. Enfin, après qu’il eut marché longtemps, frappé à des nombreuses portes et essuyé pas mal d’injures ou de reflexions désagréables, une femme parfois l’arrêtait, lui prenait un panier et lui en offrait dix centavos, après quoi, sous ses yeux, elle jetait négligemment la petit merveille sur une table avec l’air de dire :

« si je t’achète cet objet absurde, c’est uniquement par charité, parce que je suis chrétienne et que cela m’attriste de voir un pauvre indien mourir de faim loin de son village… »

Cette pensée en appelant une autre, il arrivait qu’elle ajoutât à haute voix :

«  Au fait , d’où viens-tu , ? de Huehuetonoc ? Ecoute, ne pourrait tu pas m’apporter deux ou trois dindes de ton pueblo, dimanche prochain ? Mais il faudra qu’elles soient bien grasses et très, très bon marché. Tu entends, ou je ne te les payerais pas… »

L’indien croupit devant sa hutte, tout à son travail, ne parut même pas remarquer la présence de monsieur Winthrop, encore moins sa curiosité. Pour ne pas paraître idiot, l’américain finit par lui demander :

« combien vendez-vous ces petits paniers mon ami ? »

« cinquante centavitos, patroncito, mon bon petit monsieur répondit poliment l’indien. Quatre reales

« marché conclu ! » dit monsieur Winthrop.

Son ton et son geste eussent été les mêmes s’il avait acheté une compagnie de chemin de fer. Il ajouta, en examinant son achat :

« Je sais déjà à qui je vais donner cette jolie petite chose, je me demande ce qu’elle en fera mais je suis sur qu’elle sera ravie… »

En fait, il s’était attendu à ce que l’indien lui demandât trois ou quatre pesos – et lorsqu’il se rendit compte qu’il avait estimé l’objet à six fois sa valeur, il comprit du même coup quelles possibilités ce misérable village indien pouvait offrir à un promoteur aussi dynamique que lui. Sans attendre, il se mit à tater le terrain :

« Mon ami, dit-il, supposons un instant que je vous achète dix de ces petits paniers qui, bien-sur, n’ont aucune espèce d’utilité pratique… Si je vous en achetais dix, quel prix me feriez-vous ? «

l’indien réfléchit pendant quelques secondes, comme s’il calculait, et répondit :

« Si vous m’en achetez dix, je vous les laisserai à quarante cinq centavos la pièce, seniorito gentleman.

– Parfait amigo. Et si je vous en achetais cent ? «

– L’indien, sans quitter son travail des yeux et sans manifester la moindre émotion, répondit :

– « Dans ce cas, je consentirais peut-être à vous les laisser à quarante centavitos. »

– Monsieur Winthrop acheta seize paniers – tous ceux que l’indien avait à lui offrir ce jour-là.

Après avoir passé trois semaines au Mexique, monsieur Winthrop, convaincu qu’il connaissait le pays à fond, qu’il avait tout vu et savait tout de ses habitants, de leur caractère et de leur mode de vie, regagna ce bon vieux Nooyorg et fut heureux de se retrouver dans un pays civilisé.

Un jour, en allant déjeuner, il passa devant la vitrine d’un confiseur et, en la regardant, se rappela soudain les petits paniers qu’il avait acheté dans ce lointain village indien. Il alla prendre chez lui ceux qui lui restaient et les porta chez l’un des fabricants de confiserie les plus connus de la ville, à qui il dit :

« Regardez… Je suis en mesure de vous fournir une des plus originale et l’une des plus artistique boite à bonbons – si j’ose dire – que vous puissiez imaginer. Ces petits paniers seraient parfaits pour présenter des chocolats de luxe. Jettez-y un coup d’oeil et dites moi ce que vous en pensez ! »

Le confiseur examina les paniers et les trouva parfaits, originaux, séduisants et de bon gout. Il se garda bien, toutefois, de manifester son enthousiasme avant d’en connaître le prix et de savoir s’il pourrait s’en assurer l’exclusivité. Il haussa les épaules et dit :

« ma foi, je ne sais pas trop… Ce n’est pas tout à fait ce que je cherche, mais nous pourrions essayer. Cela dépend du prix bien entendu ; dans notre partie l’emballage ne doit pas couter plus cher que ce qu’il contient.

– Faites moi une proposition suggéra monsieur Winthrop .

– « Pourquoi ne pas me dire plutôt ce que vous en voulez ?

– Non, monsieur Kemple. Etant donné que c’est moi qui ait découvert les panier et que je suis seul à savoir où en trouver d’autres, j’ai l’intention de les vendre au plus offrant. Je pense que vous me comprenez ?

– Très bien, dit le confiseur. Que le meilleur gagne…  Je vais en parler à mes associés.  Venez me voir demain à la même heure, je vous ferai une offre… »

Le lendemain, Mr Kemple dit à Mr Winthrop :

« Je serai franc, mon cher.  Je suis capable de reconnaître l’art où il est : ces paniers sont de petites œuvres d’art, c’est incontestable.  D’un autre côté, nous ne sommes pas, comme vous le savez, des marchands d’objets d’art et nous ne pouvons utiliser ces charmantes petites choses que comme emballage de fantaisie pour nos chocolats.  De jolis emballages, mais des emballages quand même.  Je vous fais donc l’offre suivante, à prendre ou a laisser : un dollar vingt-cinq la pièce, pas un cent de plus. »

Mr Winthrop eut un sursaut que le confiseur interpréta de travers, de sorte qu’il ajouta hâtivement :

« Très bien, très bien, ne vous énervez pas…  Nous pourrons peut-être aller jusqu’à un dollar cinquante.

– Disons un dollar soixante-quinze, jeta Mr Winthrop en s’épongeant le front.

– D’accord.  Un dollar soixante-quinze, livraison à New York.  Le transport à votre charge, les frais de douane à la nôtre.  Marché conclu ?

– Marché conclu », dit Mr winthrop

Il allait partir lorsque le confiseur ajouta :

« Il y a, bien sûr, une condition ; nous n’avons que faire de cent ou de deux cent paniers de ce genre, le jeu n’en vaudrait pas la chandelle.  Il nous en faut au moins dix-mille, ou mille douzaine si vous préférez, et d’au moins douze modèles différents.  Nous sommes bien d’accord là-dessus ?

– Je peux vous proposer soixante modèles différents.

– Tant mieux.  Et vous êtes certain de pouvoir nous en livrer dix mille, disons début d’octobre ?

– Absolument », dit Mr Winthrop en signant le contrat.

Pendant presque toute la durée du voyage, Mr Winthrop, un bloc-notes et un crayon à la main, fit des calculs pour savoir combien cette affaire lui rapporterait.

« Résumons-nous, se dit-il à mi-voix…  Bon sang, où est passé ce maudit crayon ?  Ah, le voilà…  Dix mille quatre cent quarante dollars…  Doux Jésus !  Quinze mille billets dans la poche de papa…  Cette république n’est pas tellement arriérée, après tout ! »

Il retrouva l’Indien accroupi devant son Jacalito, comme s’il n’en avait pas bougé depuis leur première et unique rencontre.

Buenas tardes, mi amigo !  dit Mr Winthrop.  Comment allez-vous ? »

L’indien se leva, ôta son chapeau, s’inclina poliment et dit d’une voix douce :

« Soyez la bienvenu, patroncito.  Je vais bien, merci, muy buenas tardes. Cette maison et tout ce que je possède sont à votre disposition. »

Sur quoi, il se rassit, ajoutant en manière d’excuse :

« Perdone me, patroncito, il faut que je profite de la lumière du jour. Bientôt il fera nuit.

– je vous amène une fameuse affaire mon ami dit Mr Winthrop.

– -Tant mieux, senor. Cela me fera plaisir. »

– « Il va devenir fou quand il saura ce que j’ai à lui offrir » se dit Mr Winthrop, qui poursuivit tout haut :

– « pensez-vous pouvoir me faire mille de ces petits paniers ?

– -pourquoi pas, patroncito ? Si je peux en faire seize, je peux en faire mille.

– -Parfait, pourriez-vous en faire cinq mille ?

– – Bien-sur senor.

– _ Bien. Et si je vous en demandais dix mille, que diriez-vous ? Et quel en serait le prix ?

– _ je peux en faire autant que vous voudrez, senor. J’y suis très habile. Personne, dans tout cet Etat, n’y est aussi habile que moi.

– _ C’est bien ce que je pensais… Supposons donc que je vous en commande dix mille. Combien de temps pensez-vous qu’il vous faudrait pour me les fournir ?

L’indien, sans interrompre son travail, pencha la tête d’un coté puis de l’autre, comme s’il calculait le nombre de jours ou de semaines que lui prendrait une telle entreprise. Au bout de plusieurs minutes, il dit lentement :

« Il me faudra pas mal de temps pour faire autant de paniers, patroncito. Voyez-vous, les fibres doivent être très sèches avant de pouvoir être utilisées, et pendant tout le temps où elles sèchent, il faut les travailler et les traiter d’une manière spéciale pour qu’elles ne perdent pas leur souplesse, leur douceur et leur lustre naturel. Même sèches, elles doivent paraître fraîches, ou alors elles ressembleraient à de la paille. Ensuite, je dois récolter les plantes, les racines, les écorces et les insectes dont je tire mes teintures. Ca aussi, croyez-moi, ça prend beaucoup de temps. Les planjtes doivent être cueillies quand la lune est favorable, ou alors elles ne donnent pas la couleur désirée. Les insectes aussi, il faut que je les recueille sur les plantes au bon moment et dans certaines conditions… Mais bien entendu, jefecito, je peux vous faire autant de canastitas que vous voulez, et même trois douzaines si vous le désirez – à condition que vous m’en laissiez le temps.

-Trois douzaines ? s’écria Mr Winthrop en levant les bras au ciel. Trois douzaines ? »

Il se demandait s’il révait. Il s’était attendu à voir l’indien devenir fou de joie en apprenant qu’il pourrait vendre dix mille paniers sans aller de porte en porte et sans se faire rabrouer comme un chien gateux… Il remit donc la question du prix sur le tapis, espérant par là stimuler l’indien :

« Vous m’avez dit que si je vous achetais cent paniers vous me les laisseriez à quarante centavos la pièce. C’est bien ça mon ami ?

-Exactement jefecito.

– Bon, dit Mr Winthrop en prenant son courage à deux mains. Dans ce cas si je vous en commande mille, c’est à dire dix fois plus, quel prix me ferez-vous ?

– Ce chiffre est trop élevé pour l’entendement de l’indien. Pour la première fois depuis l’arrivée de Mr Winthrop , il interrompit son travail et esseya de comprendre. Il hocha la tête à plusieurs reprises, regarda autour de lui d’un air un peu égaré, comme s’il eut cherché de l’aide, et répondit finalement :

– « Excusez-moi, jefecito, mais c’est très difficile à calculer. Si vous voulez bien, revenez demain, je pense que je pourrai vous répondre. »

– Le lendemain matin, lorsqu’il revint à la hutte, Mr Winthrop demanda à l’indien, sans même prendre la peine de lui dire bonjour :

– « Alors vous avez calculé votre prix pour dix mille paniers ?

– -Si patroncito. Mais croyez-moi, cela m’a demandé beaucoup de travail et de souci, car je ne voudrais pas vous voler votre bon argent…

– – Ca va, amigo, ca va, assez de salades… Votre prix ?

– Si je dois vous faire mille canastitas, je vous les vendrai trois pesos chacun. Si je dois vous en faire cinq mille, ce sera neuf pesos. Et si vous en voulez dix mille, je ne pourrai vous les laisser à moins de quinze pesos la pièce. »

– Il se remit aussitôt au travail, comme s’il estimait avoir déjà perdu assez de temps en bavardages inutiles.

– Mr Winthrop pensa que sa méconnaissance de l’espagnol lui jouait un mauvais tour ;

– « Vous avez bien dit quinze pesos la pièce si je vous en achète dix mille ?

– -Exactement patroncito.

– _ Mais voyons, mon brave, ce n’est pas possible ! je suis votre ami et je suis ici pour vous venir en aide !

– – Je le sais, patroncito, et je vous en remercie.

– _ Bon. Dans ce cas, essayons de parler calmement… Ne m’avez-vous pas dit que si je vous achetais cent paniers, vous me les laisseriez à quarante centavos la pièce ?

– – Si jefecito, c’est bien ce que j’ai dit. Si vous m’en achetiez cent, je vous les vendrais quarante centavos, à condition d’en avoir cent, ce qui n’est malheureusement pas le cas.

– – Très bien, dit Mr Winthrop qui avait l’impression de perdre la raison… Ce que je ne comprends pas, alors, c’est pourquoi vous ne pouvez pas me faire le même prix si je vous en commande dix mille ! Je ne veux pas marchander inutilement, ce n’est pas mon genre… Mais enfin, si vous pouvez me les vendre quarante centavos, que j’en prenne vingt, cinquante ou cent, pourquoi augmenter à ce point votre prix si je vous en prends plus de cent ?

– – Bueno, patroncito, c’est pourtant facile à comprendre. Mille Canastitas me demandent cent foix plus de travail que dix, et dix mille me demanderaient tant de travail et de temps que je ne pourrais jamais les finir, pas même en un siècle. Pour faire mille canastitas, il me faut plus de fibres que pour cent, et plus de plantes, de racines, d’écorces et d’insectes pour les teintures. Il ne suffit pas d’aller dans la forêt et de se baisser, croyez-moi, il me faut parfois marcher quatre ou cinq jours avant de trouver une racine qui me donne le bleu-violet que je désire. Et puis, si je dois faire autant de paniers, qui s’occupera de mon maïs, de mes haricots, de mes chèvres ? Qui me tuera un lapin de temps en temps, pour agrémenter mon repas du dimanche ? Si je n’ai pas de maïs, je n’aurai pas de tortillas à manger, et si je ne soigne pas mes haricots, comment aurai-je des frijoles ?

– _ Mais je vous donnerai tant d’argent pour vos paniers que vous pourrez acheter plus de maïs et de haricots que vous n’en pourriez désirer.

– – C’est vous qui le dites, senorito ! Voyez-vous, je ne peux compter que le maïs que je cultive moi-même. Celui que d’autres cultiveront ou non, je ne suis pas certain de pouvoir le manger…

– – N’avez-vous pas dans ce village des parents qui pourraient vous aider à fiare ces paniers ?

– – J’ai des tas de parents dans ce village. En fait, tout le monde ici est un peu mon parent.

– – Mais alors, les autres ne peuvent-ils pas cultiver votre champ et veiller sur vos chèvres pendant que vous ferez des paniers pour moi ? Mieux encore : ils pourraient récolter à votre place les fibres et les plantes dont vous avez besoin et vous aider à les préparer…

– -Ils le pourraient, patroncito, oui, bien-sùr. Mais alors qui s’occuperait de leurs champs et de leurs bêtes ? S’ils m’aidaient comme vous le dites, plus personne ne travaillerait la terre, et le prix du maïs et des haricots monterait au point qu’aucun d’entre nous ne pourrait en acheter, et nous mourrions tous de faim ! Et si le prix des choses continuait à monter, comment pourrais-je faire des paniers à quarante centavos la pièce ? Une pincée de sel ou un seul chili vert me couterait plus cher que le prix d’un panier… Vous voyez bien, très estimé caballero, que si je dois vous faire autant de paniers, je ne peux vraiment pas vous les vendre moins de quinze pesos chacun ! «

– Mr Winthrop était tenace en affaires, ce qui n’était pas surprenant étant donné la ville d’où il venait. Il se refusait d’autant plus à abandonner la partie qu’il sentait quinze mille dollars en train de lui échapper. Avec une espèce de désespoir, il discuta et marchanda avec l’indien pendant près de deux heures, essayant de lui faire comprendre les raisons qu’il avait de ne pas laisser échapper la grande chance de sa vie. L’indien pendant ce temps, continuait de faire ses paniers.

– « Rendez-vous compte, mon brave, dit Mr Winthrop, une telle occasion ne se représentera sans doute jamais à vous ! laissez-moi vous expliquer noir sur blanc, la fortune que vous laisseriez échapper en me faisant faux bond… »

– Il arracha un feuillet puis un autre de son bloc notes, les couvrit de chiffres, démontra au paysan qu’il pouvait devenir l’homme le plus riche de tout le district. L’indien, sans répondre, le regardait faire avec une expression de sincère admiration : il lui semblait prodigieux que l’on pût faire, aussi vite, des multiplications, des divisions et des soustractions aussi compliquées.

– L’américain remarqua l’intérêt croissant de l’indien, mais se méprit sur sa signification.

– 3voilà où vous en êtes, amigo, dit-il. Si vous faites ce que je vous demande, vous aurez un compte en banque de quatre mille pesos exactement ! Et pour vous montrer que je suis vraiment votre ami, je suis prêt à arrondir la somme à cinq mille pesos, tous en argent ! »

– mais l’indien n’avait pas un seul instant prété attention à ce que disait Mr Winthrop. Une telle somme d’argent n’avait pour lui aucune espèce de signification. Il ne s’était interessé qu’à la rapidité avec laquelle Mr Winthrop calculait et alignait les chiffres.

– « Alors, qu’en dites vous ? marché conclu ? Dites oui et je vous verse une avance à l’instant même.

– – Je vous ai déjà répondu patroncito : le prix est de quinze pesos la pièce.

– – Mais, bon sang, s’écria Mr Winthrop d’un ton désespéré, vous n’avez donc rien compris ? Vous vous obstinez à me faire le même prix !

– _ Oui patroncito, répondit l’indien avec détachement. C’est le même prix parce que je ne peux pas vous en faire un autre…. Il y a d’ailleurs autre chose que vous ne savez peut-être pas, senor, ces canastitas, voyez-vous, il faut que je les fasse à ma manière, en y mettant ma chanson et en y tressant de petits morceaux de mon âme. Si je devais en faire autant que vous voulez, je ne pourrais plus mettre mon âme et mes chansons dans chacun d’eux. Chacun ressemblerait exactement aux autres, et cela me briserait peu à peu le cœur. Il faut que chacun de mes paniers soit une chanson différente, que j’entends le matin lorsque le soleil se lève, lorsque les oiseaux s’éveillent et lorsque les papillons viennent se poser sur eux.  Il le faut, parce que les papillons aiment mes paniers et leurs jolies couleurs, et c’est pour cela qu’ils viennent se poser sur eux, et c’est en les regardant que j’imagine de nouveaux canastitas… Là-dessus, senor jefecito, si vous voulez bien m’excuser, je vais me remettre au travail. J’ai déjà perdu beaucoup de temps, même si c’est un plaisir et un grand honneur pour moi d ‘écouter parler un caballero de votre qualité. Mais après-demain, c’est jour de marché à la ville, et il faut que j’aie des paniers à vendre. Merci de votre visite senor, et adios… »

– Et c’est ainsi qu’il fut épargné aux poubelles américaines de devenir le cimetière de petits canastitas multicolores, vides, déchirés et chiffonnés, de ces petits paniers où un indien du Mexique avait tressé les rèves de son âme et les sanglots de son cœur – ses poèmes silencieux.

 

Déclaration royale du 7 aout 1777

Déclaration royale du 9 août 1777

INTERDICTION DU SÉJOUR DES ESCLAVES EN FRANCE

Louis, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre : à tous, présents et à venir, salut. Par nos lettres patentes du 3 septembre dernier, nous avons ordonné qu’il serait sursis au jugement de toutes causes ou procès concernant l’état des noirs de l’un ou de l’autre sexe, que les habitants de nos colonies ont amenés avec eux en France pour leur service ; nous sommes informés aujourd’hui que le nombre des noirs s’y est tellement multiplié, par la facilité de la communication de l’Amérique avec la France, qu’on enlève journellement aux colonies cette portion d’hommes la plus nécessaire pour la culture des terres, en même temps que leur séjour dans les villes de notre royaume, surtout dans la capitale, y cause les plus grands désordres ; et, lorsqu’ils retournent dans les colonies, ils y portent l’esprit d’indépendance et d’indocilité, et y deviennent plus nuisibles qu’utiles. Il nous a donc paru qu’il était de notre sagesse de déférer aux sollicitations des habitants de nos colonies, en défendant l’entrée de notre royaume à tous les noirs. Nous voulons bien cependant ne pas priver ceux desdits habitants que leurs affaires appellent en France, du secours d’un domestique noir pour les servir pendant la traversée, à la charge toutefois que lesdits domestiques ne pourront sortir du port où ils auront été débarqués, que pour retourner dans la colonie d’où ils auront été amenés. Nous pourvoirons aussi à l’état des domestiques noirs qui sont actuellement en France. Enfin, nous concilierons, par toutes ces dispositions, le bien général de nos colonies, l’intérêt particulier de leurs habitants, et la protection que nous devons à la conservation des mœurs et du bon ordre dans notre royaume.

A ces causes, etc.

Article 1. – Faisons défenses expresses à tous nos sujets, de quelque qualité et condition qu’ils soient, mêmes à tous étrangers, d’amener dans notre royaume, après la publication et enregistrement de notre présente déclaration, aucun noir, mulâtre, ou autres gens de couleur de l’un ou de l’autre sexe, et de les y retenir à leur service ; le tout à peine de 3.000 livres d’amende, même de plus grande peine s’il y échoit.

Article 2. – Défendons pareillement, sous les mêmes peines, à tous noirs, mulâtres ou autres gens de couleur de l’un ou de l’autre sexe, qui ne serait point en service, d’entrer à l’avenir dans notre royaume, sous quelque cause et prétexte que ce soit.

Article 3. – Les noirs ou mulâtres qui auraient été amenés en France, ou qui s’y seraient introduits depuis ladite publication, seront, à la requête de nos procureurs ès sièges des amirautés, arrêtés et reconduits dans le port le plus proche, pour être ensuite rembarqués pour nos colonies, à nos frais, suivant les ordres particuliers que nous ferons expédier à cet effet.

Article 4. – Permettons néanmoins à tout habitant de nos colonies qui voudra passer en France, d’embarquer avec lui un seul noir ou mulâtre de l’un et de l’autre sexe, pour le servir pendant la traversée, à la charge de le remettre, à son arrivée dans le port, au dépôt qui sera à ce destiné par nos ordres, et y demeurer jusqu’à ce qu’il puisse être rembarqué ; enjoignons à nos procureurs des amirautés du port où lesdits noirs auraient été débarqués, de tenir la main à l’exécution de la présente disposition, et de les faire rembarquer sur le premier vaisseau qui fera voile dudit port pour la colonie de laquelle ils auront été amenés.

Article 5. – Les habitants desdites colonies, qui voudront profiter de l’exception contenue en l’article précédent, seront tenus, ainsi qu’il a toujours été d’usage dans nos colonies, de consigner la somme de 1.000 livres, argent de France, ès mains du trésorier de la colonie, qui s’en chargera en recette, et de se retirer ensuite par devers le gouverneur général ou commandant dans ladite colonie, pour en obtenir une permission qui contiendra le nom de l’habitant, celui du domestique noir ou mulâtre qu’il voudra emmener avec lui, son âge et son signalement ; dans laquelle permission la quittance de consignation sera visée, à peine de nullité, et seront lesdites permission et quittance enregistrées au greffe de l’amirauté du lieu du départ.

Article 6. – Faisons très expresses défenses à tous officiers de nos vaisseaux de recevoir à bord aucun noir ou mulâtre ou autres gens de couleur, s’ils ne leur représentent ladite permission duement enregistrée, ainsi que la quittance de consignation ; desquelles mention sera faite sur le rôle d’embarquement.

Article 7. – Défendons pareillement à tous capitaines de navire marchand de recevoir à bord aucun noir, mulâtre ou autres gens de couleur, s’ils ne leur représentent la permission enregistrée, ensemble ladite quittance de consignation, dont mention sera faite dans le rôle d’embarquement ; le tout à peine de 1.000 livres d’amende pour chaque noir ou mulâtre, et d’être interdits pendant trois ans de toutes fonctions, même du double desdites condamnations en cas de récidive ; enjoignons à nos procureurs ès sièges des amirautés du lieu de débarquement, de tenir la main à l’exécution de la présente disposition.

Article 8. – Les frais de garde desdits noirs dans le dépôt, et ceux de leur retour dans nos colonies, seront avancés par le commis du trésorier général de la marine dans le port, lequel en sera remboursé sur la somme consignée en exécution de l’article 5 ci-dessus ; et le surplus ne pourra être rendu à l’habitant, que sur le vu de l’extrait du rôle du bâtiment sur lequel le noir ou mulâtre domestique aura été rembarqué pour repasser dans les colonies, ou de son extrait mortuaire, s’il était décédé : et ne sera ladite somme passée en dépenses aux trésoriers généraux de notre marine, que sur le vu desdits extraits en bonne et due forme.

Article 9. – Ceux de nos sujets, ainsi que les étrangers, qui auront des noirs à leur service, lors de la publication et enregistrement de notre présente déclaration, seront tenus dans un mois, à compter du jour de la dite publication et enregistrement, de se présenter par devant les officiers de l’amirauté dans le ressort de laquelle ils sont domiciliés, et, s’il n’y en a pas, par devant le juge royal dudit lieu, à l’effet d’y déclarer les noms et qualités des noirs, mulâtres, ou autres gens de couleur de l’un et de l’autre sexe qui demeurent chez eux, le temps de leur débarquement, et la colonie de laquelle ils ont été exportés : voulons que, passé ledit délai, ils ne puissent retenir à leur service lesdits noirs que de leur consentement.

Article 10. – Les noirs, mulâtres, ou autres gens de couleur, qui ne seraient pas en service au moment de ladite publication, seront tenus de faire, aux greffes desdites amirautés, ou juridictions royales, et dans le même délai, une pareille déclaration de leurs noms, surnom, âge, profession, du lieu de leur naissance, et de la date de leur arrivée en France.

Article 11. – Les déclarations prescrites par les deux articles précédents seront reçues sans aucun frais, et envoyées par nos procureurs èsdit sièges, au secrétaire d’État ayant le département de la marine, pour, sur le compte qui nous en sera rendu, être par nous ordonné ce qu’il appartiendra.

Article 12. – Et attendu que la permission que nous avons accordée aux habitants de nos colonies par l’article 4 de notre présente déclaration, n’a pour objet que leur service personnel pendant la traversée, voulons que lesdits noirs, mulâtres ou autres gens de couleur demeurent, pendant leur séjour en France, et jusqu’à leur retour dans les colonies, en l’état où ils étaient lors de leur départ d’icelles, sans que ledit état puisse être changé par leurs maîtres, ou autrement.

Article 13. – Les dispositions de notre présente déclaration seront exécutées nonobstant tous édits, déclarations, règlements, ou autres à ce contraires, auxquels nous avons dérogé et dérogeons expressément.

Si donnons en mandement à nos amés et féaux conseillers, les gens tenant notre cours de parlement à Paris, etc.

Donné à Versailles, le 9 août 1777

Un texte de Fred Vargas

Lundi 29 Décembre 2008, 12h43

Nous y sommes Nous y voilà, nous y sommes. Depuis cinquante ans que cette tourmente menace dans les hauts-fourneaux de l’incurie de l’humanité, nous y sommes.

Dans le mur, au bord du gouffre, comme seul l’homme sait le faire avec brio, qui ne perçoit la réalité que lorsqu’elle lui fait mal.Telle notre bonne vieille cigale à qui nous prêtons nos qualités d’insouciance.Nous avons chanté, dansé.Quand je dis « nous », entendons un quart de l’humanité tandis que le reste était à la peine. Nous avons construit la vie meilleure, nous avons jeté nos pesticides à l’eau, nos fumées dans l’air, nous avons conduit trois voitures, nous avons vidé les mines, nous avons mangé des fraises du bout monde, nous avons voyagé en tous sens, nous avons éclairé les nuits, nous avons chaussé des tennis qui clignotent quand on marche, nous avons grossi, nous avons mouillé le désert, acidifié la pluie, créé des clones, franchement on peut dire qu’on s’est bien amusés.On a réussi des trucs carrément épatants, très difficiles, comme faire fondre la banquise, glisser des bestioles génétiquement modifiées sous la terre, déplacer le Gulf Stream, détruire un tiers des espèces vivantes, faire péter l’atome, enfoncer des déchets radioactifs dans le sol, ni vu ni connu. Franchement on s’est marrés. Franchement on a bien profité.Et on aimerait bien continuer, tant il va de soi qu’il est plus rigolo de sauter dans un avion avec des tennis lumineuses que de biner des pommes de terre. Certes. Mais nous y sommes. A la Troisième Révolution.Qui a ceci de très différent des deux premières (la Révolution néolithique et la Révolution industrielle, pour mémoire) qu’on ne l’a pas choisie. « On est obligés de la faire, la Troisième Révolution ? » demanderont quelques esprits réticents et chagrins.Oui. On n’a pas le choix, elle a déjà commencé, elle ne nous a pas demandé notre avis.C’est la mère Nature qui l’a décidé, après nous avoir aimablement laissés jouer avec elle depuis des décennies. La mère Nature, épuisée, souillée, exsangue, nous ferme les robinets.De pétrole, de gaz, d’uranium, d’air, d’eau. Son ultimatum est clair et sans pitié : Sauvez-moi, ou crevez avec moi (à l’exception des fourmis et des araignées qui nous survivront, car très résistantes, et d’ailleurs peu portées sur la danse).Sauvez-moi, ou crevez avec moi.Evidemment, dit comme ça, on comprend qu’on n’a pas le choix.On s’exécute illico et, même, si on a le temps, on s’excuse, affolés et honteux. D’aucuns, un brin rêveurs, tentent d’obtenir un délai, de s’amuser encore avec la croissance. Peine perdue.Il y a du boulot, plus que l’humanité n’en eut jamais. Nettoyer le ciel, laver l’eau, décrasser la terre, abandonner sa voiture, figer le nucléaire, ramasser les ours blancs, éteindre en partant, veiller à la paix, contenir l’avidité, trouver des fraises à côté de chez soi, ne pas sortir la nuit pour les cueillir toutes, en laisser au voisin, relancer la marine à voile, laisser le charbon là où il est,  attention, ne nous laissons pas tenter, laissons ce charbon tranquille  récupérer le crottin, pisser dans les champs (pour le phosphore, on n’en a plus, on a tout pris dans les mines, on s’est quand même bien marrés). S’efforcer. Réfléchir, même.Et, sans vouloir offenser avec un terme tombé en désuétude, être solidaire.Avec le voisin, avec l’Europe, avec le monde.Colossal programme que celui de la Troisième Révolution. Pas d’échappatoire, allons-y. Encore qu’il faut noter que récupérer du crottin, et tous ceux qui l’ont fait le savent, est une activité foncièrement satisfaisante.Qui n’empêche en rien de danser le soir venu, ce n’est pas incompatible. A condition que la paix soit là, à condition que nous contenions le retour de la barbarie une autre des grandes spécialités de l’homme, sa plus aboutie peut être. A ce prix, nous réussirons la Troisième révolution. A ce prix nous danserons, autrement sans doute, mais nous danserons encore.

Fred Vargas

Archéologue et écrivain