Rencontres avec nos intervenants

[Monde à l’envers] Fethi Brétel : « Ce sont les dominations qui nous rendent fous »

Le samedi 11 décembre 2021, le psychiatre Fethi Brétel est venu rencontrer le groupe du « Monde à l’envers ». Son intervention, la dernière des cinq week-ends de préparation du chantier national, a porté sur les institutions psychiatriques et notre rapport à la folie.

Je suis psychiatre, et j’ai 42 ans.

À la faculté de médecine, je me désintéresse de l’enseignement de la psychiatrie, axé sur une « médecine basée sur les preuves dites scientifiques » (« evidence-based medecine »), qui se désintéresse de tout ce qu’il y a de plus humain en nous. Par exemple, l’effet des antidépresseurs sur les troubles anxieux nous était présenté comme équivalent à celui d’une thérapie cognitive et comportementale (sur la réduction des symptômes).

J’ai fait mes études de médecine et me suis spécialisé en psychiatrie, à Rouen. Je connaissais bien la psychiatrie avant mes études puisqu’il y avait toutes sortes de folies dans ma famille.

À l’hôpital du Rouvray (Rouen), la grève de la faim (2018) de soignants qui disaient maltraiter les patients plutôt que les soigner, vu les protocoles se soin et les conditions de travail, a été le point de départ de la lutte hospitalière en psychiatrie.

À l’époque, je travaille dans des structures extérieures (extrahospitalières), mais faisant le constat que le soin en hôpital est impossible, je me mets (à contre cœur) en disponibilité. Par la suite, ils ne veulent pas me réintégrer. Je suis donc allé travailler dans le « privé lucratif », puis j’ai ouvert une consultation libérale.

Le DSM (manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux)

Dans les années 1950, aux États-Unis, apparaît le DSM qui classifie les troubles mentaux et impose ses critères au monde. Àl’époque, il répertorie une cinquantaine de troubles. La version actuelle (6e édition) en compte plus de 600 ! Des troubles entrent, d’autres en sortent : par exemple, l’homosexualité n’y figure plus depuis la version de 1983 ; par exemple, y est entré l’état de stress post traumatique (à l’origine, les troubles observés auprès des vétérans du Vietnam n’étaient pas reconnus, et donc pas indemnisés. On a créé ce terme médical sur des critères sociaux, et non scientifiques et médicaux).

Le DSM a été pensé par des experts et des grands noms de l’association américaine de psychiatrie qui tous affichent des liens d’intérêt avec l’industrie pharmaceutique. Les industriels en viennent même à nommer des maladies en fonction des substances qu’ils mettent au point : sur le marché, la Ritaline a été une solution préexistante à la nomination du « trouble de l’hyperactivité de l’enfant ».

Le DSM est un moyen de médicaliser l’existence des gens, en particulier des enfants puisque l’école est un excellent lieu pour faire passer des termes comme : trouble de spectre autistique, trouble de l’hyperactivité, troubles lié à un haut potentiel intellectuel, troubles « dys » (praxie, etc.), et un tout nouveau pondu : le trouble oppositionnel de l’enfant.

Le DSM n’a aucun intérêt pour les patients. L’important est que le patient mette des mots sur ce qui lui arrive. Parfois il a besoin de mettre un nom sur ce qu’il a, mais surtout de mettre des mots sur ses maux. Le DSM enferme de plus en plus les patients dans des catégories et ne tient pas compte des contextes sociaux-familiaux.

Dans les services hospitaliers, le DSM oblige, dès le premier rendez-vous avec un patient, à mettre un code sur sa pathologie. On a l’impression qu’avec le DSM, un simple symptôme devient une maladie.

Une démission (histoire jouée)

Je travaille dans une clinique privée (lucrative) et suis le seul médecin salarié, responsable de l’hôpital de jour qui accueille des personnes dont on ne veut plus dans le public parce qu’on n’arrive pas à les soigner (ils reviennent tout le temps à l’hôpital). Or, on n’a plus de place dans les locaux et le planning est surchargé. Ma demande de plus de moyens restant sans réponse, je demande à la secrétaire de mettre en suspens toute nouvelle demande d’admission. La direction réagit en envoyant le directeur médical pour reprendre les admissions à ma place. La messe est dite. Je démissionne car je ne peux plus garantir la qualité de notre travail.

Création des « pôles »

Dans le public, dans les suites de la loi HPST (Bachelot, 2009), je suis devenu responsable d’un service de l’hôpital. C’est l’époque où a été mise en place une véritable bureaucratie sanitaire : les Agences Régionales de Santé, qui deviennent essentiellement des courroies de transmission descendante servant à faire appliquer sur le terrain les mesures prises par les technocrates du ministère, au mépris des nécessités réelles. Les hôpitaux perdent en autonomie, les chefs de service perdent leur pouvoir décisionnaire et sont rebaptisés en « responsables » de service (comprendre « troufions » de service), les services dézingués par la création de « pôles d’activité » qui regroupent plusieurs services avec à leur tête des chefs de pôle, nommés par la direction pour faire appliquer le « projet d’établissement » au sein de leur périmètre et ne sont ainsi plus disponible pour leur cœur de métier. A l’hôpital général (dans les CHU notamment), cela donne des absurdités fonctionnelles comme, par exemple, la création d’un pôle « tête et cou » qui regroupe neurologie, neuropédiatrie, psychiatrie, ophtalmo, stomatologie, endocrinologie (eh oui : la thyroïde c’est dans le cou !). Si on manque de soignants en psy, on fait appel à un soignant du même pôle (mais qui n’a ni l’expérience ni le savoir-faire dans la discipline concernée).

Depuis les années 1990, le nombre de patients pris en charge, la « file active », n’a cessé d’augmenter (doublement de cette file active en psychiatrie publique en France entre les années 1990 et 2000). Le budget, lui, ne suit pas la même évolution, et l’écart entre les besoins et les moyens ne cesse de se creuser, avec pour conséquence la fermeture en série des structures de soins hors les murs (notamment les hôpitaux de jour) et le regroupement des survivantes (la fameuse « mutualisation des moyens »). Certains territoires, notamment ruraux, se voient tout bonnement privés de ces centres de proximité, et les inégalités territoriales d’accès aux soins se creusent.

Historique

La psychiatrie est maintenant appelée santé mentale. Le mot psyché a disparu. À quand la disparition des psychiatres ?

Le nouveau mode de financement de la médecine (tarification à l’acte) n’étant pas applicable en psychiatrie publique, on a donc créé un « parcours de soin » qui protocolise le chemin de chaque patient. Il n’y a plus de subjectivation, plus besoin de psychiatre, remplacé par des protocoles à mettre en place pour chaque patient. La psychanalyse a été bannie des structures de soin (comme des lieux d’enseignement d’ailleurs), au bénéfice d’une psychiatrie dite « biologique » qui n’a que médicaments à proposer.

Au 19e siècle, il y avait des grands asiles d’aliénés à l’écart de la cité. Les médecins décrivent donc des troubles qui ont lieu dans un contexte d’enfermement.

En 1967, on crée le premier diplôme de psychiatrie (le certificat d’études spécialisées), qui succède à celui de « neuropsychiatre ». D’autre part, un psy qui reçoit des patients se doit de suivre lui-même une analyse et de faire contrôler sa pratique. Or, en 1983 (date du virage néolibéral des politiques publiques), la psychiatrie est ramenée dans le giron des « spécialités médicales » (au même titre que celles de la « médecin organique »). En 1992, le diplôme d’infirmier spécialisé en psychiatrie suit le même sort et disparaît au profit d’un diplôme généraliste d’ « infirmier d’Etat ». Les pratiques ontologiques du psychanalyste tombent en désuétude, puis seront traquées.

Pendant la guerre 1939-45, les patients en hôpitaux psy ont été livrés à eux-mêmes (40 000 personnes) sauf à Saint Alban : sous l’impulsion de François Tosquelles, se pratique la « psychothérapie institutionnelle » qui postule qu’il faut soigner l’institution pour soigner les gens, notamment en la décloisonnant, c’est-à-dire créer du lien avec le territoire et les habitants autour.

Par la suite, la clinique de Laborde, fondée par Jean Oury, deviendra un haut lieu de la psychothérapie institutionnelle, une approche révolutionnaire fondée sur l’émancipation des patients. La psychanalyse a une fonction politique en s’inscrivant ainsi dans une communauté de territoire.

Aujourd’hui, l’ARS régit tout et donne les crédits. La haute autorité de santé impose des normes de durée d’hospitalisation, de protocole de soin, etc.

Dans les établissements de santé on ne peut plus résister. Moi je suis très isolé dans ma région. Très peu de psychiatres partagent ma pensée.

Quelques lieux ressources 

– À Reims : La Criée, Patrick Chemla

– Près de Blois : La Clinique de Laborde (mais qui se dégrade)

– À Échirolles, Le Village 2 Santé : structure de soins de premier recours qui se finance avec les actes libéraux qui vont à un pot commun qui paye tout le monde (y compris des travailleurs sociaux), avec égalité salariale à 2 000€. On y travaille la santé communautaire, tout le monde participe à toutes les tâches. On réfléchit aussi sur les causes sociales de la santé (cf. sur YouTube « Un autre soin est possible » : https://www.youtube.com/watch?v=TPn_edifie0).

– À Marseille aussi, Besançon et Vaulx-en-Velin…

Psychanalyse et capitalisme

Avant l’apparition de la psychanalyse, les aliénistes avaient produit des catégories : les délirants, les suicidaires, etc. Puis l’aliénation mentale a été comprise comme liée à notre inconscient. On a reconnu la singularité du sujet dans son histoire personnelle. Du coup, on cherche la cause du trouble, et le symptôme prend un nouveau statut : celui d’un compromis défensif trouvé par le sujet à son insu. On se pose la question, par exemple, pour l’anorexie ou la dépression : est-ce que c’est un organe défaillant ou le système défensif qui met en place ces symptômes pour ne pas péter les plombs ?

Moi je dis que la folie est constitutive de notre histoire et qu’on peut la réussir ou la rater.

La médecine d’aujourd’hui fait taire le symptôme.

Le capitalisme amène une forte industrialisation. Le citoyen est pensé comme une force productive

Dans le même temps, l’autorité morale et religieuse se fait tyrannisante.

Freud attrape ça du côté de la sexualité des gens mais, au moins, il pense l’individu dans sa singularité.

1920, c’est la révolution russe : Freud milite pour l’accession de la psychanalyse à tout le monde, mais en 1930, il revient dessus et critique le communisme soviétique. Communisme et psychanalyse sont alors dévoyés.

Avant, les psychiatres étaient formés à la psychanalyse, maintenant plus du tout.

C’est quoi qui rend fou ?

On est fou parce qu’on a un inconscient. On peut parler et symboliser avec le langage. On peut donc conceptualiser notre propre fin. On sait donc qu’on est des manquants, des êtres finis.

On ne connaît pas notre inconscient, on est sujet de notre inconscient, et ça, ça nous dépasse, on est aliéné fondamentalement. Mais la folie n’est pas malheureuse.

Si on souffre, qu’on ne compense plus, il y a écroulement, et on décompense.

Ce qui nous rend fou, on peut l’universaliser chacun, mais pas de la même manière. C’est la manière qui est singulière.

La domination patriarcale nous rend fous (notamment par l’ampleur et la banalisation des agressions sexuelles), les violences au travail (devenu le plus souvent un pléonasme), la condition salariale, et à plus forte raison, celle de chômeur ou sans emploi, bref tout ce qui nous domine.

Dans un bloc opératoire (histoire)

Un infirmier décide de se spécialiser en pratique de bloc opératoire, service orthopédie d’un centre hospitalier. Il suit une formation financée par son employeur.

Le centre hospitalier décide de réunir les blocs opératoires dans un même bâtiment, pour « améliorer les conditions », mais c’est en fait pour faire des économies. On supprime des postes, on intègre des logisticiens matériel (importés du monde de la logistique).

L’infirmier travaille sur une prothèse de hanche, il la scelle avec un ciment spécial mais il y a un accident (rare) pendant l’opération, et la patiente décède sur la table d’opération. Il réalise que le produit ciment a été mal conditionné, en raison du peu de place, à côté des poubelles. Cette femme n’aurait pas du mourir.

L’infirmier commence à avoir des idées de suicide et est incapable d’aller travailler. Il va voir son supérieur, veut consulter en CMP, mais il n’y a pas de place disponible. Il est orienté chez moi, en ville. Il va mieux, veut travailler ailleurs mais est engagédans son poste actuel à cause de sa formation, à moins de rembourser la modique somme de 53 000 €. Il pense faire reconnaître sa maladie en maladie professionnelle, mais la hiérarchie l’en dissuade.

 

HISTOIRES DE PATIENTS

Chez Amazon : un conflit éthique impossible

C’est son premier poste, il travaille en entrepôt et fait l’intermédiaire entre la direction locale et les employés. Pendant la période covid, on lui demande de fliquer les travailleurs sur la distanciation physique (2 mètres). Il doit utiliser les caméras de surveillance, convoquer les personnes et les virer.

La direction veut virer 80 personnes, et lui se casse la tête pour chercher à tout prix des fautes professionnelles qu’il ne trouve pas. Il ne peut plus se lever le matin, s’arrache les cheveux, littéralement. Quand il voit un couteau, lui apparaissent des images violentes d’harakiri. Son voisin se fait livrer un colis Amazon, ce qui lui provoque des crises d’angoisse. Il veut se mettre en arrêt longue maladie, mais il attend un justificatif que ne lui donne pas son employeur.

Il est en conflit éthique avec lui-même car étant issu d’un milieu modeste, son cœur penche du côté des salariés.

Sa demande de reconnaissance de maladie professionnelle lui a été refusée. Il fait un recours.

Attouchements du père

Une femme institutrice chevronnée m’est adressée par son médecin traitant pour dépression. Elle vit chez elle avec son compagnon depuis huit ans et se sent bien, enfin, avec quelqu’un. Il parle de s’installer dans le sud, mais elle découvre qu’il a ce projet avec sa meilleure amie. Elle ne réalise cela qu’en me le disant. Ils se séparent. Il n’a jamais participé au loyer et, en plus, il part avec des affaires à elle. Elle se rend compte que c’est un connard. Elle fume, est alcoolique, perdue, en grand désillusion dans son métier. Elle me dit qu’à 8 ans, son père l’a violée. Encore en contact avec lui, elle lui en parle (40 ans plus tard), il dit qu’il se chargeait de son éducation sexuelle. Elle est sidérée. Elle décrit précisément une scène où ils dormaient dans le même lit et où il l’a pénétrée. Elle dit : « Il m’a détruit ma vie ». Mais elle ne peut toujours pas le détester bien que sa vie entière ait été un ratage avec les hommes.

Violée ado

Une femme de 60 ans issue d’une famille portugaise connaît à peine son père. Sa mère faisait des ménages, de nuit, à l’hôpital. Aînée de la fratrie, elle secondait sa mère qui, avec son compagnon, la battait si elle ne faisait pas bien. Entre 10 et 12 ans, son beau-père s’introduit dans sa chambre à plusieurs reprises, la tape et la viole, tandis que sa mère est absente car elle travaille la nuit. Depuis, elle ne dort plus la nuit. Sa mère la menace de mort si elle le dit. Ado, elle est hospitalisée de nombreuses fois, a fait plusieurs tentatives de suicide, puis, plus tard, a eu huit enfants de lits différents : c’est une catastrophe existentielle qui se répand aussi chez ses enfants (qui ne lui parlent plus pour certains).

La pauvreté, ça rend fou

De plus en plus de gens tombent dans la pauvreté, et notamment des hospitaliers suspendus. Une aide soignante qui, en temps de covid, a fait des heures supplémentaires et qui refuse la vaccination me dit : « On me crache à la gueule, après tout ce que j’ai donné ». Elle vit les intimidations de la direction des hôpitaux comme des agressions insupportables. En tant que médecin psy, je l’ai mise en arrêt de travail mais l’hôpital refuse de lui verser les indemnités auxquelles elle a droit. Pour survivre, elle fait des ménages chez des voisins. Sa problématique quotidienne est d’assurer sa subsistance.

Les jeunes

– Une lycéenne se vivant comme une proie dans la jungle ne va plus au lycée.

– Autres symptômes : boulimie, privation alimentaire, scarification…

– Des influenceuses (utilisées par des marques de produits) fabriquent des normes : comment une relation sexuelle doit se dérouler, les passages obligés, comment se maquiller, s’apprêter, se comporter… Tout ça génère de l’angoisse.

Ma conférence gesticulée : « Je ne suis pas là pour vous écouter »

J’ai entendu un jour mon tuteur dire à une patiente : « Je ne suis pas là pour vous écouter ! Si vous avez besoin de parler, adressez-vous à un psychologue ». Comment un psychiatre peut-il dire cela ? Si lui n’écoute pas, qui peut écouter ? En somme il dit : je n’ai pas besoin que vous me racontiez votre vie pour faire mon diagnostic et vous médicamenter. Il sous-entend que son temps est plus précieux que le vôtre et que vous n’allez pas l’encombrer.

Moi, je me suis formé en écoutant mes patients. Je n’avais par exemple aucune idée de la pauvreté :

Un jour, je vois une gamine de 4 ans et comprends qu’elle a un psycho traumatisme car elle va se cacher sous la table chez elle dès qu’elle perçoit un bruit. J’apprends qu’elle a assisté à une violente scène où son père poursuit sa mère avec une pioche pour la tuer. Une mesure d’éloignement a été prononcée mais il revient sans cesse. Je lui demande : « Pourquoi vous ne déménagez pas ? . Elle me répond : « Parce que, si je le fais, je suis à la rue ». 

Ma pensée 

  1. Il n’y a plus rien qui institue le soin, donc il faut faire sans les institutions. Mais ça isole beaucoup. Mes patients m’ont suivi en libéral, comme je ne peux pas prendre tout le monde, ils ont mon numéro de téléphone et savent qu’ils peuvent m’appeler ou m’écrire à tout moment. J’installe du lien, de la continuité. Comme on ne peut plus s’appuyer sur les services d’urgence, c’est important.
  2. Je ne sais pas mieux que les patients ce qui est bon pour eux.
  3. Je travaille la relation et je prescris aussi : il n’y a pas d’opposition. Je dis que le traitement ne soigne pas mais qu’il soulage de l’insupportable, qu’on peut aussi supporter, c’est à chacun d’estimer. Un traitement permet de soulager, soulager permet la parole.

Mais aucun médicament ne devrait être pensé comme un remède, et encore moins à vie.

Suite à des questions

– Les partenaires culturels, c’est ça le cœur du soin : sorties kayak, théâtre, cinéclub, etc. Ils créent aussi du lien social. Tout ça est abandonné par l’hôpital et est relégué au médicosocial.

– Je suis ouvert à toutes les formes de soin : croyances, médecine chinoise, incantations… C’est le patient qui sait et qui trouve ce qui est bon pour lui.

– Oui, on arrive à remettre les choses à l’endroit, mais il ne faut pas pour autant arrêter de se voir.

 

 

[Monde à l’envers] Amandine Vidal : «La force des Gilets jaunes, c’était d’être dans l’action ensemble»

Le 7 novembre, dans le cadre du chantier Le Monde à l’envers, le groupe a reçu Amandine Vidal, 37 ans, syndiquée à SUD et réalisatrice de « Ladie Burger », un documentaire-portrait de Mélanie N’Goye Gaham, une Gilet jaune amiénoise. Elle nous a expliqué ce quelle a compris et ce qui l’a séduite dans ce mouvement, dune portée révolutionnaire à ses yeux.

 

Je nai pas participé au début des Gilets jaunes, en novembre 2018, car j’étais alors en plein déménagement. Et puis, je voulais comprendre le mouvement avant de mengager. J’étais déjà politisée, et syndiquée à Sud. Donc, j’avais un peu cette réserve des gens engagés très à gauche. Dautant que le 20 novembre, à Flixecourt (en Picardie), un groupe de GJ avait dénoncé aux douaniers des migrants cachés dans un camion-citerne, un incident largement relayé sur les réseaux sociaux. Finalement, je ne suis entrée dans le mouvement quen janvier 2019, car je voulais comprendre par moi-même ce qu’il se passait. Et il se passait quelque chose d’assez incroyable !

La première fois où je suis allée sur un rond-point, à six heures du matin, je ne reconnaissais personne, car il ny avait pas les militants habituels. Mais jai été bien accueillie, mes craintes se sont dissipées et la conversation a été très fluide. Les Gilets jaunes présents étaient pour la plupart des primo militants qui navaient jamais manifesté. Mais d’entrée de jeu, on pouvait parler politique.

Il y a là Fabien qui mesure au moins deux mètres et qui a un drapeau sur le dos, il mexpliquera quil sagit du drapeau de la communauté des gitans car son père était gitan. « On se mobilise pour une vie plus juste », affirme-t-il.

Il y a aussi Valérie qui dit être là « pour ses enfants » : ceux-ci font leurs études, mais sont obligés de travailler en même temps. Elle et son mari ont du mal dès le 15 du mois et ne peuvent pas payer toutes leurs factures. Elle explique : « Je ne suis ni de droite, ni de gauche, mais je dois être de gauche parce que, quand je parle, les gens me disent que je suis plutôt de gauche ». Elle a une aversion très forte pour l’extrême-droite. Mais elle ne sest plus bien retrouvée dans le mouvement quand celui-ci est devenu très national, avec les grandes manifs à Paris, et que les revendications se sont élargies (par exemple, aux quartiers ou à l’islamophobie).

Les Gilets jaunes veulent plus de justice sociale, fiscale et climatique. Leur but a bientôt été de bloquer l’économie, combattre le capitalisme. Le premier matin où je suis venue, rendez-vous avait été donné dans la zone commerciale, sur le parking dAuchan, afin de bloquer les camions de livraison. Le blocage sur le parking a été bon enfant : les camionneurs étaient plutôt bienveillants et buvaient le café avec nousOn a tenu pendant quatre heures, puis le gérant est venu nous dire de nous disperser, sinon il allait appeler la police, alors on est partis

 

Mélanie , une GJ des quartiers

J’ai réalisé mon documentaire, « Ladie Burger », sur Mélanie N’Goye Gaham et son parcours au sein des Gilets jaunes. Dans le film, on la suit dans son itinéraire personnelet militant. Mélanie fait partie des « Réfractaires du 80 »,avec Isaac et moi-même. Au début, son mari, franco-ivoirien, a été très mal reçu sur un rond-point : personne ne lui a parlé, et il nest pas revenu. Sans doute parce qu’il est métis et qu’au début du mouvement, il y avait encore quelques personnes d’extrême-droite qui traînaient.

Dans le mouvement, il y avait autant de femmes que dhommes. Il y a eu chaque dimanche des manifs de femmes GJ à l’automne 2018. Et je nai pas noté de machisme à outrance, sinon quelques débordements de style quand certains, en parlant des flics, scandaient « Les putes à Macron », ou des critiques personnelles à l’encontre de Brigitte Macron (« la vieille », « la moche »…).

C’est suite à l’appel d’Assa Traoré que Mélanie, comme beaucoup de Gilets jaunes des quartiers populaires, a rejoint le mouvement. En avril 2019, lors dune manifestation à Paris (acte 25), elle a reçu par derrière un coup de matraque à la nuque qui l’a mise KO. Grâce au collectif « Désarmons-les », le CRS a pu être identifié, et son procès a eu lieu le 18 novembre 2021 (la décision a été mise en délibéré au 16 décembre 2021).

Mélanie a également porté plainte contre Didier Lallement, préfet de police de Paris, suite à une garde à vue abusive le 12 décembre 2020, lors d’une manifestation contre le projet de loi “Sécurité globale”. Ce jour-là, Mélanie a été arrêtée et a subi 72 heures de garde à vue. On lui a reproché davoir tenu un parapluie multicolore (soi disant symbole de ralliement des black blocs) quune copine lui avait passé pendant quelques minutes. Les policiers nont rien trouvé sur elle, mais elle en est sortie détruite et na pas repris son travail. Elle continue de militer dans lassociation « Des mutilés pour lexemple », car elle se considère comme telle.

 

Violences policières

Au début du mouvement, les Gilets jaunes avaient plutôt une bonne opinion de la police, ils pensaient même que les policiers allaient les rejoindre. Le basculement sest fait le 1erdécembre 2019, quand les GJ ont envahi les Champs-Élysées et lArc-de-Triomphe. Pour eux, manifester sur les Champs, c’était par sentiment républicain : la rue est à tout le monde, donc à eux aussi, et les beaux quartiers aussi.

Lorsque les policiers ont foncé sur eux et les ont gazés avec des lacrymogènes et des grenades de désencerclement, les Gilets jaunes ont commencé à avoir une tout autre opinion. Ils ont découvert que les violences policières n’étaient pas réservées aux « délinquants », et ça a permis que le mouvement ne soit pas récupéré par l’extrême-droite (qui défend plutôt la police). Certains ont compris que les flics s’entraînaient depuis longtemps dans les quartiers populaires. À partir de là, ils nont plus pu crier en manif : « La police avec nous ! »

Le point culminant du mouvement a bien été le 1erdécembre, et cest à ce moment-là quon a raté le coche. En fin de journée, du fait quils n’étaient pas assez nombreux, quil y avait beaucoup de provinciaux, quil faisait froid et quil y avait des blessés, les Gilets jaunes sont partis. Il faut dire aussi quil y avait beaucoup de lacrymos, donc les GJ essayaient juste de survivre : dès quils ont trouvé une issue, ils sont sortis.

Ce jour-là, la police a été dépassée par le mouvement, car ils ne pensaient pas quil y aurait autant de débordements. Macron étant en Argentine, un conseiller lui a demandé de rentrer. Par la suite, les policiers ont revu leur stratégie, et cela a été le début de la fin : les violences policières sont devenues systématiques, et les GJ se sont trouvés piégé: contrôles en amont de la manifestation, retrait de tout ce qui pouvait être utilisé comme une arme mais aussi de tout ce qui pouvait protéger des attaques de la police (casquette, lunettes de piscine, sérum physiologique, etc.), utilisation de la technique de la nasse pour empêcher les gens de quitter la manifestation, flics infiltrés qui lançaient le premier jet de pierres (car le gouvernement a cherché à décrédibiliser le mouvement en faisant monter le niveau de violences)

Il y a quand même eu de sacrés personnages dans les manifs : ainsi, on a pu voir un « Jésus-Christ » avec sur sa croix des images de blessés par la police ; d’autres étaient habillés en Gaulois réfractaires.  Sans oublier leur cri de guerre : « Aou ! Aou ! Aou ! » Et les slogans : « Travaille, consomme et ferme ta gueule ! », ou bien : « Rejoignez-nous, ne nous regardez pas ! »

Quel que soit le degré de violences policières, tous les Gilets jaunes ont été traumatisés par elles, parce quils les ont subies, directement ou indirectement.

À la manifestation du 1ermai 2019, les affrontements ont commencé avant la manif car les policiers ont chargé dès le début les blacks blocs. Jai demandé à sortir car je vomissais à cause des gaz lacrymos, mais les policiers mont répondu : « Vous avez voulu venir ? Alors maintenant vous restez ! »

Ce jour-là, j’ai vraiment cru que jallais mourir. Je me suis provisoirement abritée derrière un camion de la CGT, mais c’était tellement violent que j’ai dû partir et me plaquer dans un coin de mur, accrochée à un gentil gars qui a bien voulu me protéger avec ses bras. Autour de moi, tout le monde hurlait : « On va mourir, on va mourir ! ».

On sest vraiment fait démonter. Après cette manif, on mettait 20 minutes à se calmer à chaque début de défilé.

Les manifs étaient hyper traumatisantes. C’était surtout les agents de la BAC qui faisaient les pires conneries et qui utilisaient les LDB. Lors des arrestations et des contrôles, les policiers insultaient les Gilets jaunes : « Kssos, chômeurs, vous puez ! »

Beaucoup de Gilets jaunes ont continué de manifester malgré les violences policières parce que, pour beaucoup, ils navaient plus rien à perdre : ils ont un travail mal payé, des problèmes de santé dès 40 ans dus à leurs conditions de vie et de travail, et cela alimente leur colère.

À Rouen, le préfet a même interdit de porter du jaune ! Les manifestants avaient caché leur gilet, mais certains ont été arrêtés parce quils avaient des boucles doreille jaune fluo ou un nœud-papillon jaune… En même temps, il y a eu larrivée d’une régate de bateaux, et beaucoup de spectateurs étaient en cirés jaunes !

Moi-même, j’avais mis mon gilet dans mon pantalon. Comme j’étais poursuivie par les policier et que jai vu que jallais être prise, je l’ai jeté dans leau, et des personnes qui étaient sur un bateau en face ont applaudi en voyant le gilet voler au gré du vent et tomber dans l’eau.

Sur une manif, on a aussi connu la technique de l’« encagement » : alors que des Gilets jaunes étaient en train de pique-niquer sur un banc en centre-ville avant daller défiler, les flics les ont entourés, leur ont demandé de se lever et les ont amenés jusquau lieu de la manif comme sils étaient en cage !

Il y a eu également des interdictions de manifester au dernier moment, du style : manif prévue à 14 h, et interdiction qui tombe à 13h30 ! Les flics ont alors utilisé la nasse et les lacrymos pour les disperser et, bien évidemment, les médias ont relayé linfo en disant que les GJ manifestaient sans autorisation.

 

Arrestation, garde à vue, procès

J’ai été arrêtée le 9 janvier 2020 lors dune manifestation contre la réforme des retraites. Je m’étais approchée de la colonne des CRS et javais mis son cache-nez :à ce moment-là, j’ai été prise en photo.

Deux à trois heures après la manif, je suis allée au Zénith aux vœux du maire. Sur le parking, je vois arriver des policiers en civil. Je leur dis quils nont pas le brassard, ils me répondent : « Ben,ça tombe bien, cest toi quon cherche ». Et je suis arrêtée.

Dans la voiture, jessaie de prendre mon portable pour envoyer un message, un policier menvoie une bourrade dans le ventre et me dit : « Quest-ce que tu fais ? Tu sais pas que cest interdit, les portables ? »

Au commissariat, on me demande : « Vous savez pourquoi vous êtes là ? » Comme je réponds « non », on m’explique : « Dissimulation du visage et non-dispersion après sommations ».

Je vais rester 30 heures en garde à vue, et cest très difficile psychologiquement. La cellule est très sale (vomi, pisse, merde), pas de matelas mais juste une dalle en béton, sans chaussures ni blouson. Les policiers, dès quils passent dans le couloir dans la nuit, tapent sur la porte pour te faire peur.

J’ai froid, je suis désespérée, je tape sur la porte métallique

Ensuite jai rendez-vous avec un avocat commis doffice, complètement incompétent, qui me dit : « Bon, vous avez fait quoi comme connerie ? »

Moi : « Vous êtes là pour maider, non ?

L’avocat : « Les Gilets jaunes, je les connais ! »

Voyant que je nai pas le soutien espéré, je me mets à hurler et à pleurer. Lavocat me répond : « Vous êtes GJ, vous êtes courageuse : allez, ravalez vos larmes ! »

Comme je sais quil y a des Gilets jaunes dehors pour me soutenir, je dis à l’avocat :

« Dites à mes copains que je vais bien et quils peuvent aller se coucher ». En fait, il a juste transmis : « Elle a dit que vous alliez vous coucher ».

Le lendemain, cest la mère de lavocat qui est venue pour linterrogatoire : elle m’a écrit des trucs en gros pour que je dise les réponses qui étaient écrites.

Normalement, dans un interrogatoire de ce type, il ne faut pas répondre. Mais comme je me sentais dans mon bon droit et que je navais rien fait, jai répondu aux questions. Par exemple, les flics mont demandé : « Est-ce que vous avez lintention de recommencer à manifester comme vous le faites ? »  Donc il faut faire très attention aux questions.

Jen’ai pas été interrogée sur la manif, mais sur mon passé militant et syndical, car ils pensaient que j’étais était leader dans le mouvement. Je me suis rendue compte quils avaient un gros dossier sur moi, car ils mont interrogée sur des déplacements que javais effectués trois ans auparavant.
Je suis sortie de garde à vue avec une convocation pour mon procès, qui a eu lieu plusieurs mois plus tard, en juin. J’ai été jugée coupable et jai écopé de 1000 € d’amende pour dissimulation de visage et non-dispersion. Sur le coup, jai été soulagée mais, après avoir réfléchi, jai fait appel, et je passerai le 19 janvier prochain.

Je me suis rendue compte combien les forces de lordre font jouer la peur, et je nen suis pas sortie indemne. En face, les flics portent plainte et sont soutenus par la justice. Lors du procès de trois camarades GJ au Tribunal de grande instance de Paris, les gendarmes sont venus en grande tenue et le juge leur a dit : « Je vous remercie pour lacte de déférence que vous montrez vis-à-vis du tribunal pour soutenir vos collègues ».

 

Syndicats et partis de gauche

J’estime quil y a eu une trahison des classes moyennes supérieures, des syndicats et des partis « de gauche » dans les premiers mois. À ce moment-là, on avait une révolution à portée de main. On voulait que les gens nous rejoignent. On leur criait : « Rejoignez-vous, ne nous regardez pas ! ». Il aurait fallu 10 % de la population pour générer une révolution.

Bien sûr, il y a eu des syndiqués (Sud, CGT, FO) pour nous soutenir localement. François Ruffin nous a pas mal aidé.es pour essayer de sortir les gens placés en garde à vue (en appelant la préfete). Mais les dirigeants syndicaux nont pas soutenu le mouvement. Ainsi, Philippe Martinez, de la CGT, a parlé avec beaucoup de mépris des Gilets jaunes : il a dit quil y avait beaucoup de confusionnisme, que les GJ n’étaient pas là lors des manifestations précédentes (retraite, chômage, etc.), alors pourquoi aller les soutenir ?

Les syndicats leur reprochaient de ne pas être organisés, de ne pas avoir de service dordre, de ne pas déclarer leur manifestationsalors que le leitmotivdes GJ était justement de ne pas être organisé: ils ne voulaient pas que tout se passe bien, ils voulaient quon parle deux, donc ils ont fait des actions qui étaient visibles et pouvaient être médiatisées.

Je défends ceux qui ont fait des déts, car ça n’a toujours été que du matériel. Je ne suis pas dans les black blocs, car je nai pas leur courage. Mais jai aidé à les planquer. Défoncer des banques face à la violence quon subit, ça n’est rien ! Faire des manifs, ça ne sert à rien… si ce nest pas pour créer un rapport de forces. Et cela peut passer par lattaque de symboles du capitalisme : banques, institutions, restos de type McDonald’s ou Burger King… Mais il ny a jamais eu destruction de petits commerces.

La force du mouvement, c’était d’être dans laction ensemble sur les ronds-points.

On était tou.tes Gilets jaunes, quels que soient notre classe sociale et notre passé militant. Seule la pratique comptait.

 

La fin du mouvement

Beaucoup de Gilets jaunes nont plus despoir et ont besoin de prendre du recul. Ils sont dans un état psychologique abimé. Bon nombre dentre eux auraient besoin dun suivi psychologique, mais ce nest pas dans leur cadre et dans leurs habitudes daller voir un psy.

Certains ont des procès en cours, ont eu des amendesLeur vie est déballée dans les procès pour bien montrer à quel point ce sont des cas sociaux. On nen sort pas indemne, ça casse les gens en profondeur.

Et puis, les policiers continuent à faire des recherches pour les arrêter : par exemple, Jérémy, 20 ans, a été arrêté chez lui à 5 heures du matin et mis en garde à vue pendant 48 heures pour un croche-pied à un gendarme

Certains GJ vont dans les manifs anti-pass, mais ce mouvement est récupéré par l’extrême-droite. Si on agrège tout ce qui a été expérimenté pour la police (contre les Gilets jaunes, à l’occasion du Covid),  on se rend compte que la répression devient de plus en plus forte.

Moi, je ne me mobilise plus vraiment. Beaucoup ont arrêté de manifester suite aux violences policières. Un truc pareil ne ressortira que dans 20 ou 50 ans. Il y en a qui y croient encore. Pour moi, le mouvement est fini.

 

[Monde à l’envers] C et Nathalie : « Rendre la vie invivable aux migrants »

Le 6 novembre 2021, le travail du chantier national « Le monde à l’envers » a porté sur le traitement infligé aux migrants, à Calais notamment. C, chercheur engagé, et Nathalie, institutrice et militante à « Terre d’errance », sont venu.es témoigner auprès de notre groupe. Retour sur leurs interventions.

 

C

J’ai fait des études de sciences politiques et de sociologie, puis une thèse en géographie.

En 2008-2009, je milite et suis présent dans des squats de migrants (quand il y a des personnes non racisées, les flics sont moins brutaux). Dans le même temps, constatant qu’il y a  beaucoup de recherches sur les migrants, je décide, pour mon master en sociologie, de changer de focale et d’interviewer l’autre camp : les policiers, les commerçants, les riverains, les chauffeurs de camion, et de travailler sur ceux qui produisent cette situation : la Ville, le gouvernement, les transporteurs, la police.

Le projet de ma thèse est aussi de montrer comment sont produits les stéréotypes du genre  « Nous et eux », « Je ne suis pas raciste mais… », et comment ils se mettent en place.

Je l’ai commencée en 2011 et soutenue en 2017.

 

Calais, lieu de frontière

Calais est le point le plus proche de l’Angleterre. La situation actuelle découle d’un ensemble de mesures prises successivement :

– en 1970, restriction de la circulation des populations ;

– en 1980, création des visas ;

– en 1990, obligation faite aux transporteurs (bateaux, avions…) de demander les papiers aux voyageurs.

S’il n’y avait pas toutes ces restrictions, on pourrait aller où on veut, et Calais ne serait pas un lieu de frontière. Il se trouve que Calais est l’endroit où il y a le plus de liaisons possibles avec l’Angleterre. En 1990, c’était Boulogne.

La situation à Calais n’existe que parce qu’il y a eu des choix politiques qui ont rendu visible cette frontière-là, notamment les accords de Schengen (de libre circulation) que l’Angleterre n’a pas signés. Dans le traité du Touquet, Français et Anglais se sont mis d’accord sur les règles : les Anglais contrôlent les voyageurs à Douvres ; et ce sont les Français à Calais, les Britanniques fournissant le matériel pour contrôler.

Côté français, la politique mise en place empêche les migrants d’aller cers la Grande-Bretagne… et les empêche aussi de rester en France !

 

Nathalie 

Institutrice, je suis à Terre d’errance depuis neuf ans.

Il y avait un campement pas loin de chez moi, j’y ai apporté des matelas et j’ai commencé à discuter avec les gens, à connaître leur parcours. Et puis la colère est montée, contre beaucoup de choses :

– par exemple, le fait de prendre les empreintes de force, ou de renvoyer les gens vers l’Italie au prétexte que leurs empreintes ont été prises en Italie ;

– le fait que les entreprises qui construisent les barbelés et les baraquements gagnent de l’argent : Vinci ou Thalès sont souvent sur les grands chantiers ; EADS a le marché des contrôles à la frontière.

Depuis le démantèlement du grand camp, mon quotidien a beaucoup changé. Je suis beaucoup sur le PRAHDA (programme d’accueil et d’hébergement des demandeurs d’asile).

Le gouvernement a six mois pour renvoyer les “dublinés” dans le premier pays où on a pris leurs empreintes. Passé ce délai de six mois, si la préfecture n’a pas réussi à les renvoyer dans ce pays, ils peuvent demander l’asile normalement (en expliquant les raisons de leur demande) et passer devant la CNDA (Cour nationale du droit d’asile). Maisla plupart ne le savent pas, alors je leur explique leurs droits, les rassure, les aide à lire et remplir les papiers. Je fais aussi du relogement quand des personnes sont expulsées du PRAHDA.

 

“Dublin”

Il s’agit d’un accord européen selon lequel le pays qui enregistre en premier les empreintes d’un migrant est responsable de lui pendant toute la durée de son séjour en Europe : cette personne ne peut demander l’asile que dans ce pays.

Quand on m’a expliqué Dublin, à Béthune, on a décidé de manifester contre ce dispositif.

Exemple : un Afghan dont on a pris les empreintes en Roumanie, où il a été très mal traité. Et la préfecture veut le renvoyer là-bas.

Un autre Afghan, dont toute la famille a obtenu l’asile en Suède, mais pas lui. Il a été arrêté en préfecture, placé en centre de rétention. La préfecture veut le renvoyer en Suède (or, la Suède renvoie systématiquement vers l’Afghanistan), il a fait une tentative de suicide, il est placé à l’hôtel, puis se retrouve à la rue. Considéré comme “en fuite” (c’est automatique dès que tu rates un rendez-vous en préfecture), il ne touche plus aucune allocation et ne peut redemander l’asile qu’après 18 mois : c’est ce qu’il a fait finalement.

Addi, un Éthiopien qui est arrivé par Malte, est passé en Angleterre, puis a dû revenir en France et que j’ai hébergé pendant une semaine. Il faisait le ménage tout le temps chez moi. Un jour, il s’est brûlé les empreintes sur les plaques.

J’héberge parfois certains quand il y a trop de violences au campement.
Ils passent en Angleterre par les camions. Ils nous tiennent très informés de leurs tentatives.

À nos rencontres, il y avait des “passeurs”, mais ce sont juste des gars qui ouvrent les camions.

On a fait une manifestation contre des passeurs qui se comportaient mal contre les migrants.

 

Le maire de Norrent-Fontes

Le maire de Norrent-Fontes, qui fait partie des “maires hospitaliers”, avait laissé un terrain à disposition. Il venait même à nos meetings, mais il ne voulait pas que le nombre explose. À ce moment-là, on a une bonne relation de confiance avec les passeurs : avant 2015, ceux-ci refusent les gens s’il y a trop de monde.

Le nouveau maire a été élu sur l’engagement de démanteler le camp. Il y a eu un incendie à l’arrivée de la nouvelle équipe municipale. On a demandé un permis pour reconstruire. Mais le tribunal a refusé que l’association reconstruise un baraquement. En 2017, les bulldozers sont venus détruire le campement.Une expulsion, ça va très vite : en une journée, tout est détruit !

On a fait une campagne de photos, puis organisé un concert de HK qui a rassemblé plusieurs centaines de personnes. Chacun était invité à venir avec un marteau : c’est comme ça qu’on a pu reconstruire, car on était trop nombreux pour être arrêtés.

On a écrit un numéro du « Journal des jungles » à Norrent-Fontes, avec des gens du campement.

 

C et Nathalie 

À Calais, il y a de grandes démonstrations de force et des moyens mis en œuvre, comme de grandes mises en scène alors que, par exemple, dans la réalité de terrain, par temps de pluie ou de vent (et là-bas, il pleut souvent et il y a du vent), le scanner pour contrôler les gens ne fonctionne pas. Et quand il y a beaucoup de suicides ou de morts, mais aussi quand des personnes exilées se mobilisent ou entament une grève de la faim, dans les jours qui suiventAnglais et Français se mettent d’accord pour laisser passer des gens, et préserver ainsi une certaine paix sociale.

Par exemple aussi, lors du démantèlement de la jungle à Calais, un bus est venu chercher les demandeurs d’asile pour les évacuer en Grande-Bretagne, d’autres dans toute la France.

Les entreprises de contrôle anglaises et françaises sont en rivalité : par exemple, les maîtres chiens à Calais sont anglais.

 

Les transporteurs 

Le gouvernement anglais a mis au point un système d’amende pour les bateaux, les routiers et la SNCF (2 000 livres, somme qui a varié au fil du temps) pour chaque migrant trouvé à leur bord. Les transporteurs contrôlent donc eux-mêmes pour ne pas avoir d’amende. Le contrôle et la violence sont ainsi délégués.

Sur les bateaux, les amendes sont moins individualisées, alors les agents de sécurité en font moins. Pas par humanité, mais ils disent : « Ce n’est pas notre boulot », ou « J’habite Calais et j’en ai marre de les voir, je les laisse partir ». S’ils sont blancs ou de classe moyenne (comme nous), quand ce sont des familles, ils laissent passer.

 

Les moyens de dissuasion 

On coupe l’eau (en 2003), on expulse le plus possible (sauf vers les pays en guerre), et aussi vers d’autres régions de France. Le but est de désengorger Calais. On crée aussi des campements ailleurs. Mais les personnes reviennent toutes.

Le but est de leur rendre la vie invivable pour qu’elles partent d’elles-mêmes. Couper l’eau ou détruire les tentes, les ustensiles de cuisine, empêcher les gens de dormir… tout cela est illégal, mais « ce sont les ordres ».

Quand on reloge les demandeurs d’asile, ils sont d’abord placés dans des hôtels au bord de routes où il n’y a rien et pas toujours à manger. Ils ont une allocation ou pas, sont assignés à résidence dans la ville et doivent attendre huit mois à un an dans une petite chambre.

Ils ont des rendez-vous régulièrement à la Préfecture. S’ils y viennent (la peur au ventre), ils risquent d’avoir une notification pour retourner dans le premier pays où ils ont fait leurs empreintes. Mais s’ils ratent un rendez-vous en préfecture, ils sont placés en fuite : du coup plus d’ADA (Allocation pour Demandeur d’Asile), et plus d’hébergement.

Beaucoup sont minés et ont des soucis de santé (mal au dos, au ventre…).

Lorsque les hôtels sont près des villes, les personnes peuvent avoir des activités, voir des gens qui les aident. Quand les hôtels sont loin, ils doivent aller en ville à pied et il n’y a pas de bénévoles à proximité. De plus, ils doivent fournir leurs couverts. Je suis étonnée qu’avec des conditions de vie pareilles, les gens ne deviennent pas fous.

Ils ne sont jamais « arrivés ». Une fois quelque part, il y a la question administrative qui ne se règle jamais. La menace de l’expulsion est une politique de dissuasion.

 

Intimidation à Calais

En 2010, il y a un campement près d’un rond-point. Les CRS arrivent : « Est-ce que quelqu’un parle anglais ? », personne ne répond. Ils braquent la lampe sur les visages, puis prennent quelqu’un au hasard, qu’ils relâchent quelques heures plus tard. Le but est d’épuiser les gens.

 

La police

En 2015, il y avait à Calais quinze Compagnies de CRS (sur un total de 60 en France), plus deux ou trois à Dunkerque. Mais en dehors de cette période précise, ce sont plutôt deux ou trois compagnies qui se trouvent à Calais.

Le parcours professionnel logique, c’est, après les études, dix ans en banlieue parisienne. Pour échapper à ça, il y a la possibilité de s’engager dans la PAF (Police aux frontières), qui est considérée par certains policiers comme une “plante verte” (parce qu’il se passe moins de choses), mais c’est une façon, pour ceux du Pas-de-Calais, de revenir plus rapidement dans leur région d’origine, et la PAF propose un rythme de travail correct.

Les CRS sont envoyés pour des missions de trois semaines. Au début, tout le monde voulait aller à Calais car il y avait des primes (calculées en fonction du nombre d’interpellations). Mais pendant la période du bidonville de la Lande, au vu des conditions de travail plus difficile (barrages nocturnes sur la rocade notamment), les compagnies ont demandé à moins venir.

En 2003, la politique du chiffre de Sarkozy a provoqué un abattage : on arrête des migrants, on les relâche, on les ré-arrête, etc. Ça fait du chiffre… et des primes.

Certains policiers sont contre ce système, disent que ça n’est pas efficace, que ça n’est pas le but du métier, mais ils sont dedans et ils le reproduisent.

Un CRS qui se dit de gauche et opposé aux politiques migratoires me parle du plaisir de la “chasse” : « Toute la journée on s’ennuie, alors quand enfin il se passe quelque chose, on fonce ». Quand les migrants ne veulent pas courir, il les fait courir. Quand il s’approche des marécages, il s’arrête pour que, quand même, il n’y ait pas de mort. Il animalise la personne qui court.

 

Les commerçants

C a interviewé 20-25 commerçants dans Calais-nord et Calais-ville en 2014.

À ce moment-là, il y a trois catégories :

– celui (le seul) qui accueille les migrants : il a des tables “réservées” pour les non-exilés, des toilettes payantes pour les exilés, mais, malgré son vote RN, a un jour amené un migrant à l’hôpital.

– ceux qui ne les accueillent pas (50 %) ;

– ceux qui accueillent sous certaines contraintes (50 %).

Les moyens mis en œuvre pour décourager l’entrée des migrants dans les bars :

– le système de surveillance des entrées se fait par un vigile à l’entrée qui contrôle au faciès ;

– les patrons de bars recouvrent les prises de courant pour empêcher les migrants de recharger leur téléphone ;

– ils servent au faciès, car c’est une clientèle malgré tout, mais on la sert quand il n’y a personne ;

– on les sert sur des tables communes ;

– les hôtels n’ouvrent pour eux que l’hiver.

Toutes ces pratiques sont illégales, il y a une forme d’impunité, et si un commerçant a des problèmes, les flics lui disent qu’il n’avait qu’à pas accueillir de migrants dans son établissement.

Les boulangeries et centres commerciaux ont l’obligation de participer à la récupération de nourriture.

En 2009, il y a eu une expulsion d’un camp en périphérie de la ville ; du coup, les personnes exilées se sont rapprochées du centre en vivant dans des squats et en fréquentant davantage les commerces du centre-ville.

En 2015, la jungle est rasée. Il y a moins de consommateurs dans la ville car moins de flics et de migrants-clients. Les commerçants souhaitent faire revenir la clientèle touristique (belge).

Quelques années plus tard, il y a plus de cafés qui les accueillent.

 

Les demandeurs d’asile

Il y a moins de femmes, elles sont souvent seules (très peu en couple) et sans enfants. J’ai vu des femmes enceintes. Phénomène nouveau, il y a maintenant des femmes soudanaises.

En 2013, il y a eu un squat de femmes. Elles ont médiatisé leur histoire et l’État les a relogées.

Il y a des enfants seuls aussi (14-15 ou 16 ans), qui, après ce qu’ils ont traversé, se considèrent comme des adultes. Ils n’acceptent pas toujours d’être logés différemment que les adultes. Et puis, l’État, par l’intermédiaire de France Terre d’Asile, les prend en charge, certes, mais leur donne beaucoup de contraintes – horaires de sortie et autres – qu’ils ont du mal à accepter.

Certaines structures locales n’acceptent que les Français. Pour les migrants, c’est du sous-social.

 

Des histoires à Calais

Des migrants squattent des bâtiments. Un adjoint au maire recherche les propriétaires qui disent : « Ça ne me dérange pas, je ne fais rien de ce bâtiment ». L’adjoint les menace de les assigner au tribunal pour “traite d’êtres humains”, leur fait peur pour les contraindre à porter plainte contre les migrants afin que la police puisse les expulser. La loi dit que l’hébergement d’une personne en situation irrégulière est légal, sauf si on demande une contrepartie.

Les propriétaires et classes moyennes se mobilisent pour faire fermer les squats qui dévalorisent leurs biens en centre-ville. Alors que Calais est plutôt une ville populaire.

 

Gendarmes et policiers

Les gendarmes à Norrent-Fontes sont plus cools. Leur direction est différente de celle de la police nationale et également leur implantation (en campagne).Dans chaque gendarmerie, il y a un responsable qui veille à ce qu’il n’y ait pas de débordements violents. Il y en a même qui jugent absurdes les directives du gouvernement

Parfois des maires et les gendarmes ont empêché la PAF de traiter une affaire de migrants.

Les maires agissent comme ils peuvent pour résister aux mesures gouvernementales. Mais la maire de Calais, Nathalie Bouchard, va dans le sens du gouvernement.

Dans les petites communes, quand les gendarmes constatent la solidarité de la population, ils n’insistent pas et lâchent l’affaire. Exemple à Saint-Hilaire-Cottes (où le maire n’est pas accueillant) : un jour on amène des crêpes à des migrants, des flics arrivent, arrachent les cinq tentes, prennent nos noms. Plein de gens du village et des militants se massent devant la gendarmerie, du coup les flics lâchent l’affaire.

 

[Monde à l’envers] Brigitte Gothière : « Les animaux sont des co-habitants de notre planète »

Le samedi 16 octobre, NAJE a accueilli pour le chantier 2021-2022 « Le monde à l’envers » Brigitte Gothière, co-fondatrice de l’association L214. L’occasion d’évoquer avec elle les questions liées à la souffrance animale.

Dans mon enfance, dans ma jeunesse, rien ne me prédestinait à créer et à diriger une association comme L214. À 18 ans, je suis dans un lycée technique, puis je fais des études en électricité, ce qui m’amène en fin de compte à devenir professeur dans cette discipline. Je suis une « fille de la ville », et mes relations avec les animaux sont inexistantes (à part un chien, quand j’ai 12-13 ans, et il n’est pas câlin du tout !). Dans ma famille, on mange de la viande sans se poser de questions.

Quand j’arrive à Clermont-Ferrand avec mes parents, je rencontre Sébastien (petit-fils d’éleveur laitier), et on est ensemble depuis 30 ans maintenant.  En 1993, quand on commence à vivre ensemble. Sébastien lit « Le lama blanc » d’Alejandro Jodorowsky. Et on décide de ne plus manger d’animaux.

En 1998, on arrive à Lyon, et on découvre qu’il y a un mouvement naissant en faveur des animaux : on commence à les considérer comme co-habitants de notre planète. C’est un choix politique : veut-on une société moins violente à l’égard des animaux ?

Il y a beaucoup de discussions, mais on est un peu frustré.es au niveau de l’action. Et on se heurte à un mur d’incrédulité.

 

De Stop gavage à L214

On monte alors le collectif « Stop gavage » en choisissant de s’attaquer au foie gras : les canards sont dans des cages avec juste le cou qui dépasse ; et on gaze ou on broie les femelles dès la naissance car on n’utilise que les mâles.

On filme de la naissance à la mort, on se dit : « Le foie gras, avec ce film, c’est fini ! ».

On ne connaît rien sur les images (le film dure 15 minutes), ni sur les communiqués de presse (le premier fait quatre pages), ni sur la démarche associative.

Le premier débat auquel je participe, c’est avec Isabelle Giordano, sur France Inter. En face de moi, un producteur de foie gras et un chercheur de l’Inra : je n’ai pas pu en placer une !

On sort ensuite un livre de 260 pages pour contredire les arguments de l’Inra. Et on regarde comment les chercheurs sont financés : on s‘aperçoit que certains scientifiques sont payés par les producteurs pour faire des recherches sur « comment rendre les animaux plus productifs ».

En 2008, on crée L214 pour étendre le champ de notre action. En partant de chiffres forts : 97 % de la biomasse animale est au service de l’homme. Et on tue 3 millions d’animaux par jour en France.

Pour le titre de l’association, on s’inspire du film de Bertrand Tavernier sur la drogue : L627.

L’article L214 du Code rural et de la pêche maritime (article qui date de 1976) stipule que « tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce ». Tout un tas de conditions d’élevage et d’abattage devraient être interdites si on voulait vraiment respecter cet article.

Dès la fin 2008, on a 243 membres et on collecte 60 000 € de dons : on trouve ça époustouflant. L’année suivante, c’est le double, et ainsi de suite.

L214 compte aujourd’hui plus de 50 000 membres (soit plus que le PS !), plus le soutien de fondations (dont une fondation américaine, Open Philanthropy qui nous donne 1 million d’euros par an). Notre budget annuel est de 6 M €.

On est aujourd’hui 80 salariés (tou.tes au même salaire). Et un réseau de bénévoles hyperactif.

 

Notre stratégie

On ne cache pas qu’on est vegan (symboliquement, c’est un pas important de renoncer à manger la chair d’animaux tués), mais on veut d’abord essayer de réduire le nombre de souffrances animales. Et aussi changer les mentalités, modifier notre modèle agricole, démocratiser l’alimentation végétale…

On s’adresse au grand public (pour agir individuellement ou collectivement), aux entreprises (avec quelques résultats : ainsi, la proportion de poules pondeuses élevées en cage est passé de 80 % en 2008 à 36 % aujourd’hui) et aussi aux politiques, qu’on note en fonction de leur action (par exemple, Laurence Abeille et Jacques Boutault sont des alliés).

On demande un changement de société qui ne peut pas se faire du jour au lendemain. Dans nos reportages, on montre juste les pires souffrances.

L214 agit contre un système, pas contre des personnes. On discute avec mal d’éleveurs qui nous parlent des banques, des coopératives agricoles, des syndicats paysans…

Je pense à un éleveur de poulets qui est dans la merde avec 150 000 poulets par an et à qui on propose de multiplier sa production par cinq !

Un jour, je discutais avec un éleveur, et il s’est mis à pleurer : comme bien d’autres, ça lui fait pas plaisir de tuer les animaux…

On ne reçoit pas beaucoup de menaces de mort. La pression la plus forte se situe sur le plan de la justice : quand on filme, on peut être attaqués à titre individuel, ou en tant que diffuseurs des images, ou pour dénigrement, diffamation, intrusion…

Un jour, pour un reportage sur un abattoir de Houdan (Yvelines), nous avions planquer des caméras et il fallait aller les rechercher. Quand Sébastien et Tony sont entrés dans l’abattoir, ils ont été arrêtés. Finalement, ils ont été condamnés à 6 000 €, dont 5 000 € avec sursis.

 

Quelques enquêtes et actions

Je ne suis pas une grande sensible et je suis assez résiliente. À partir de 2006, c’est donc moi qui vais filmer dans les abattoirs.

Un jour, on arrête une bétaillère, on voit une truie avec le regard plein de souffrance. Le chauffeur va chercher une chaîne qu’il met autour de sa jambe cassée. Et le vétérinaire nous dit : « Vous voyez, elle marche ! »

On travaille avec l’association Welfarm, qui essaie d’intervenir auprès des gendarmes pour les forcer à contrôler les bétaillères. On signale aux gendarmes quand un convoi ne nous semble pas conforme. Mais les transporteurs ont parfois des billets avec eux pour payer directement leur amende s’ils sont chopés. Il y a des gendarmes qui sont très intéressés par notre démarche. D’autres, pas du tout.

En 2008, on est à Metz et on voit une offre d’emploi « On recrute chez Charal ». Sébastien est embauché dans un abattoir et peut filmer les scènes de mise à mort. Il tient trois semaines, mais il est vidé physiquement (90 % des employés d’abattoirs souffrent de troubles musculo-squelettiques) et moralement. Comme il n’a pas déclenché sa caméra, il doit à nouveau y retourner une semaine pour arriver à filmer. Il voit des animaux encore vivants sur la chaîne de saignée, des égorgements sans  étourdissement… Quand il dérushe, il se reprend tout en pleine figure. Nos enfants se souviennent encore de l’odeur qu’il avait quand il rentrait à la maison.

On a fait une campagne de pub parodique contre Intermarché et contre Lidl (qui s’est engagé à ne plus passer commande d’ici 2026 de poulets élevés dans les pires conditions).

900 000 citoyens ont signé le texte du collectif « Référendum pour les animaux », qui revendique la fin de l’élevage intensif.

Mais en face, le lobbying est puissant. Ainsi, la FNSEA a obtenu la convention Demeter pour mettre sous contrôle des associations comme la nôtre.

Dès le lendemain de sa nomination comme ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation, Julien Denormandie a reçu dans son bureau Christiane Lambert, présidente de la FNSEA.

De même, lors du vote de la loi Egalim (2018), nous avons fait campagne (avec notamment Sophie Marceau) pour mettre fin à l’élevage en cage des poules pondeuses. Au moment du vote, un amendement permet que soit juste interdite la construction de nouveaux élevages en cage. Et le ministre de l’Agriculture de l’époque, Stéphane Travert, se félicite alors sur Twitter d‘avoir voté en accord avec le CNPO, l’organisation des producteurs d’œufs !

Avec la Confédération paysanne, nous n’avons pas toujours le même avis, mais on peut faire du boulot en commun : ainsi, c’est avec leur soutien que nous avons obtenu la fin de la ferme des Mille Vaches

Exemple d’une autre enquête en immersion : celle faite par Mauricio, venu d’Espagne et qui travaille à l’abattoir de Limoges où il est affecté au tri des viscères. Il voit dans le ventre des vaches des veaux sur le point de naître. On lui file le matériel pour filmer. Il prend des risques, mais c’est libérateur pour lui : avant, il buvait beaucoup pour supporter psychologiquement !

On s’est fait un nom à partir de 2014-2015. Grâce notamment à un reportage à Alès qui montrait des ratés dans l’étourdissement.

Il faut savoir qu’en bio, les abattoirs sont les mêmes, et les techniques aussi  (sauf l’obligation de l’étourdissement). Mais pour les cochons, le processus d’étourdissement par gazage est très long et pénible.

[Monde à l’envers] Benoît Labbouz : « La PAC continue à aider l’agriculture qui va à l’envers »

Dans le cadre du chantier national « Le monde à l’envers », nous avons accueilli le dimanche 17 octobre Benoît Labbouz, enseignant-chercheur, qui est venu nous parler agriculture, environnement et alimentation.

 

Jusqu’en septembre 2021, j’étais enseignant et chercheur dans une école d’agronomie et je travaillais sur la protection de l’environnement.

J’essaye, à travers mon enseignement, d’expliquer comment et pourquoi l’agriculture fait beaucoup de dégâts sur l’environnement.

  • Pour quelles raisons peut-on dire que l’agriculture va à l’envers ?
  • Comment on en est arrivé là (les causes) ?
  • Qu’est-ce qu’on pourrait faire pour fonctionner autrement ?

 

1/ Pour quelles raisons peut-on dire que l’agriculture va à l’envers ?

 

Ça ne va pas pour les agriculteurs

En France, il y a 400 000 exploitations agricoles (en 1960, c’était huit fois plus) pour environ 1 million de travailleurs. Plus de la moitié de ces travailleurs ne gagne pas d’argent (voire en perd) et a un salaire grâce aux aides de la société.

C’est une des professions dans laquelle il y a le plus de suicides.

Les plus grosses exploitations ont le plus d’aides. C’est ainsi que se sont créées les grandes cultures céréalières autour de Paris et plus au nord.

C’est une des professions les plus exposées au niveau de la santé à cause des produits phytosanitaires : en 1960, on ne parlait pas de la santé des agriculteurs. Quelques-uns seulement ont osé porter plainte contre les fabricants.

L’émission « Envoyé spécial » a révélé au grand public les cancers, les enfants qui naissent handicapés. Elle a notamment fait effectuer des prélèvements de cheveux d’enfants dans 4 écoles autour de Bordeaux pour les analyser. On a trouvé des traces de pesticides.

Les entreprises fabriquant les pesticides travaillaient à l’origine dans le secteur de la chimie. La fabrication des pesticides est pour elles une véritable manne financière.

 

Ça ne va pas pour les consommateurs

Cette agriculture coûte très cher à la collectivité, produit des aliments de moins bonne qualité (valeur nutritionnelle pauvre), qui ont moins de goût, et qui sont responsables, avec les aliments transformés et « ultra-transformés », de maladies comme le diabète, l’obésité…

La grande distribution (Charal, Carrefour, Lactalis, Danone, etc.) profite indirectement des aides puisque, grâce à elles, ces enseignes achètent à faibles prix aux agriculteurs, et peuvent donc faire une marge importante en vendant des aliments.

 

– Ҫa ne va pas pour l’environnement

Un tiers des oiseaux des champs a disparu. Les insectes mourant à cause des pesticides, certaines espèces d’oiseaux n’ont plus de nourriture. L’agriculture intensive a détruit les haies, les arbres et les mares qui sont leurs lieux de vie. Il faut dire qu’en 1970, afin de faciliter et de mieux rentabiliser l’exploitation de la terre, on a eu l’idée du remembrement. L’État a financé les travaux pour enlever les haies et rendre les terrains plus plats, les parcelles plus grandes…

Avant, la Beauce et la Picardie étaient constituées de petites parcelles entourées de haies, de talus, où les animaux pouvaient vivre, trouver leur nourriture. Aujourd’hui, pour faciliter l’exploitation à grande échelle par les tracteurs, on a tout coupé. En 1960, il y avait 1 million de kms de haies, aujourd’hui seulement 500 000 kms. Seules certaines espèces peuvent survivre.

Depuis une dizaine d’années, des associations se battent et obtiennent des aides pour replanter des haies.

Autre exemple : pour rendre exploitables des terres, on a asséché des bocages (en bord de mer, dans les estuaires) aux dépens de la survie des espèces qui y vivaient, aux dépens aussi des oiseaux migrateurs qui font halte dans ces zones humides. En 40 ans, on a tout asséché, le ministère ayant aidé les agriculteurs à drainer l’eau (avec notamment la mise en place de tuyaux sous la terre) pour l’amener ailleurs.

En France, il y a une dizaine de parcs nationaux où la faune et la flore sont protégées (pas le droit de camper, de cueillir des champignons, des fleurs, de chasser…) mais, pour les terres voisines, tout est permis. Exemple : la Beauce où il y a un silence incroyable, très peu d’animaux pouvant y vivre.

Les insectes également ont quasiment disparu. Exemple de la voiture où désormais très peu d’entre eux viennent s’écraser sur le pare-brise ou la plaque d’immatriculation après un long voyage de nuit.

La nature qui disparaît, c’est plus dramatique encore que le réchauffement climatique.

 

2/ Comment en est-on arrivé∙e∙s là ? Les causes de l’apparition de cette agriculture intensive

 

Au sortir de la guerre, en 1950, il faut nourrir la population française, des accords sont passés entre le ministère de l’Agriculture et les paysans. À l’époque, ils sont 3 millions d’hommes et de femmes, chaque famille possède quelques vaches, 1 cochon, 1 potager, quelques céréales et quelques poules. À l’époque, alors qu’en ville la qualité de vie s’améliore, dans les campagnes il n’y a pas encore l’électricité, l’eau courante et pas les appareils ménagers désormais courants à la ville.

Le dealc’est : produisez plus, en contrepartie on vous donne de la modernité et on co-gère. Résultat, le niveau de vie des paysans et la production s’améliorent.

Exemple d’aides :

– prêts à taux zéro pour l’achat d’un tracteur ;

– l’État débarrasse les champs des haies pour faciliter l’exploitation ;

– l’État propose des formations et accompagne les agriculteurs.

En quelques années, le nombre de fermes (3 millions) chute de moitié, et grâce aux tracteurs, on a moins besoin de bras. Résultat : de la main d’œuvre est libérée pour travailler dans les entreprises et usines des villes, l’exode rural commence. Certains se battent pour préserver une agriculture paysanne mais beaucoup sont attirés par la modernité.

Ce dealentre l’État et une grande partie de la profession s’effectue avec le soutien de syndicats agricoles, notamment la JAC (jeunesse agricole chrétienne) qui incite les jeunes à aller vers cette modernité. Ce n’est donc pas sur les « vieux » agriculteurs que l’État s’appuie, mais bien sur les « jeunes ».

Pour avoir une idée de l’amélioration incroyable de la production, prenons l’exemple d’un producteur de blé.

En 1960, un producteur de blé est capable de cultiver 1 hectare, et il y produit 1 tonne de blé.

Aujourd’hui, un producteur de blé est 2000 fois plus productif : il est capable de cultiver 200 hectares et produit 10 tonnes de blé sur chaque hectare.

 

L’objectif visé à travers ce dealentre l’État et la profession est de nourrir la population, mais le prix payé par l’environnement et la santé est très fort.

La cogestion de cette politique s’effectue avec la FNSEA (qui promeut ce modèle de l’agriculture intensive). Jusqu’à présent le ministre de l’Agriculture est nommé avec l’accord du président de la FNSEA (ce dernier fait d’ailleurs partie des invités de la fameuse « Garden party » annuelle dans les jardins de l’Elysée). C’est le seul corps de métier qui officiellement participe au choix de son ministre.

Cette politique a aussi très bien fonctionné parce le ministère de l’Agriculture gère la sécurité sociale des agriculteurs, l’enseignement (lycées agricoles), les écoles supérieures et les labos de recherche. Les agriculteurs ont également leur banque, le Crédit Agricole.

À l’époque, cela pouvait se concevoir tant les agriculteurs étaient nombreux en France, mais il est étonnant et très significatif, vu leur nombre aujourd’hui, que toutes ces fonctions dépendent encore du même ministère.

 

Depuis 1962, les aides sont décidées par la PAC (Politique agricole commune). À l’époque, la France, l’Allemagne, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Belgique et l’Italie décident de créer un marché commun pour l’acier, le charbon, puis pour l’agriculture. L’idée est de produire à eux six suffisamment pour nourrir leur population.

– Les aides sont données en fonction de la production (grosse production = plus d’aides).

– Les aides garantissent un prix d’achat du blé, du lait, etc. Ainsi, les agriculteurs, quelle que soit leur production, savent qu’elle va être achetée à tel prix.

– Les aides garantissent des droits de douane (taxes très élevées) pour les produits (blé, maïs, lait…) provenant d’ailleurs. Résultat : la production explose en Europe.

À partir de 1980, on commence à se rendre compte que cette politique coûte très cher et qu’elle entraîne des excédents (le lait est jeté, par exemple) car les paysans, sachant que leur production sera de toutes façons payée, surproduisent.

 

En 1992, on décide de calculer les aides, non plus en fonction de la production mais en fonction de la taille de la ferme. Aujourd’hui, les plus grandes exploitations ont donc les plus gros revenus.

Mais il y a débat : certains pensent que cette gestion des aides nous mène dans le mur, qu’il faudrait diviser à part égale entre tous les agriculteurs ; d’autres qu’il faut rester dans la continuité des aides d’avant (grosses productions).

On décide aussi de supprimer le prix garanti pour l’achat du blé, du lait, etc.

Aux dernières élections professionnelles (2019), la FNSEA arrive en tête dans 91 départements (sur 96) tandis que la Confédération paysanne n’est élue dans aucun département. Il faut dire que c’est la FNSEA qui gère les Chambres d’agriculture où les agriculteurs viennent demander des conseils pour les aides. Elle crée donc une relation de proximité, et les agriculteurs sont tentés de voter pour elle.

Les agriculteurs sont pieds et mains liés dès qu’ils s’engagent dans ce système d’investissement qui les enchaîne pour trente ans.

 

Aujourd’hui, l’Europe donne 10 milliards d’euros à la France, dont 9 vont aux plus gros et seulement 1 milliard vers ceux qui replantent des haies, se reconvertissent en bio ou gardent des prairies pour les papillons, oiseaux, etc.

La nouvelle Commission européenne a proposé une stratégie alimentaire (et agricole) pour l’Union européenne qui s’appelle « De la ferme à la fourchette ». Ce document (plan d’action) propose de mettre en œuvre une politique alimentaire qui favoriserait une alimentation de qualité pour l’ensemble des Européen∙ne∙s. Mais cette stratégie est très discutée, car elle nécessiterait de modifier la politique agricole pour la co-construire avec la santé et le social, et la FNSEA (notamment) n’est pas d’accord. La proposition est en cours, les choses avancent à petits pas.

 

3/ Comment on pourrait fonctionner autrement ?

 

Lors d’une visite au Parlement de Bruxelles avec les étudiants, comme chaque année, nous rencontrons des lobbyistes, notamment de la FNSEA. Dans des locaux modernes, elle emploie une soixantaine de personnes, des traducteurs, et on est reçus avec petits gâteaux.

Côté Confédération paysanne, n’ayant qu’un petit bureau, sa seule représentante (qui est agricultrice et fait les allers-retours entre sa ferme et Strasbourg) nous rencontre à l’extérieur.

On se rend compte que sa capacité à changer les choses est très réduite comparée à celle la FNSEA.

– À leur échelle, les mairies et les collectivités territoriales tentent de bouger le système : elles créent des projets alimentaires territoriaux (manger sainement), informent, créent des ateliers de transformation (faire du fromage avec le lait) et aident les producteurs. Les cantines scolaires bénéficient de cette production aidée et transformée.

– Les AMAP sont des associations qui rapprochent les consommateurs du producteur. Le consommateur paye d’avance mais ne sait pas toujours ce qu’il va avoir dans son panier. Ce principe aide les agriculteurs qui sont hors du modèle. Les AMAP ne sont peut-être pas LA solution, car il faut avoir les moyens, le temps et savoir cuisiner avec ce qui est proposé.

– De plus en plus d’agriculteurs se fédèrent et construisent leur magasin pour vendre leurs produits en circuit court. Ainsi, les gros intermédiaires ne s’engraissent pas à leurs dépens.

 

Quelques points mentionnés suite à des questions du public

 

– En France, 70 % de la surface cultivée en céréales est consacrée à de l’alimentation pour les cochons, les poulets et les vaches, un peu pour les biocarburants.

Alors qu’environ 1 milliard de personnes souffrent de la faim dans le monde, des études montrent qu’on pourrait nourrir la planète avec une agriculture différente, mais pour cela il faudrait manger moins de viande et de meilleure qualité.

Pour 1 kg de viande, il faut 10 kgs de céréales. Si on mangeait  moins de viande, on cultiverait moins pour les animaux et, à la place, on planterait des légumes, des fèves, du pois-chiche qui nourriraient tout le monde.

 

– À une époque, on mangeait de la viande une fois par semaine. Depuis 60 ans, on en mange beaucoup plus. Mais élever 200 vaches ou 20, ce n’est pas le même métier. Il faut être accompagné… et vouloir changer. Et puis le poids des industries alimentaires (intermédiaires) et des lobbyistes est énorme. Par exemple, Lactalis peut estimer que votre ferme est trop loin pour passer récupérer le lait. C’est Lactalis qui dit à quel prix il achète votre lait. La solution (et le problème) est d’arriver à vendre en direct.

 

– Les traités Tafta/Ceta riment avec libéralisation du marché. Ils ont un impact dévastateur car ils favorisent les très grandes exploitations. De plus, les contraintes sont bien moins importantes dans certains pays (pas d’obligation de préserver les haies, par exemple) et désavantagent les pays qui essayent de préserver l’environnement. Attac milite pour refermer notre marché afin de ne pas importer des produits moins chers parce que de mauvaise qualité.

 

– L’Autriche et la Suisse sont de bons exemples pour la protection de l’environnement et pour le bio. En Autriche, 20 % des exploitations sont en bio (en France, 9 %).

 

– L’alimentation devrait être un droit, comme l’accès à l’eau. Les pouvoirs publics ont un levier : prôner la sécurité sociale de l’alimentation. Des associations y travaillent. Au Brésil, Lula a été dans ce sens avec des bons alimentairespour que les plus pauvres mangent des produits de qualité (programme « Fome Zéro », c’est-à-dire  « Faim Zéro »).

 

– L’agriculture pollue beaucoup les rivières et tue les poissons. Les fertilisants (azote) finissent dans les rivières et engraissent les algues vertes en aval, dans la mer.

 

– Au sud de la Loire, on est obligé maintenant d’arroser avec l’eau des rivières. On crée aussi des sortes de bassines, un joli mot pour ne pas dire « barrage », pour la stocker. Du coup la rivière n’a plus d’eau pour ses poissons et les autres organismes qui y vivent (plantes, petites bêtes, crustacés…). La manifestation à Sivens était pour empêcher la création d’un barrage, pour permettre aux agriculteurs d’arroser leur maïs qui est une plante qui a particulièrement besoin d’eau entre mai et août, exactement la période pendant laquelle il y a déjà le moins d’eau dans les rivières et le moins de pluie sur ce territoire.

 

– La PAC est revotée tous les six ans. Dernièrement un collectif qui s’appelle « Pour une autre PAC » a lancé une pétition pour proposer d’équilibrer la proportion 9/1 milliards, en 5/5 entre l’agriculture intensive et les autres formes d’agriculture (l’agriculture bio, par exemple) qui préservent l’environnement. Ce collectif n’a pas réussi à faire évoluer suffisamment la politique agricole, qui va continuer, au moins pour les six années à venir, à plus aider l’agriculture qui « va à l’envers » plutôt que celle qui va dans le bon sens !

 

[Logement] Marion Rémy et Marie-Eva Charasson (Fondation Abbé Pierre): « Comment lutter contre le mal-logement »

L’objectif global de la Fondation Abbé Pierre est de lutter contre le mal-logement. Marion Rémy et Marie-Eva Charasson travaillent toutes les deux à l’ESH (Espace solidarité habitat) de la Fondation : elles accompagnent au niveau juridique les personnes qui sont en procédure d’expulsion, mais aussi celles qui sont en habitat indigne (avec un arrêté d’insalubrité ou non) ou dans des logements non pérennes.

L’ESH travaille avec un réseau d’avocats. Et aussi avec des travailleurs sociaux.

Ils négocient avec les bailleurs : c’est plus facile avec les offices HLM qu’avec les propriétaires privés.

Ils participent aussi aux réunions de la CCAPEX (Commission de coordination des actions de prévention des expulsions locatives) : il y a la préfecture de police (bureau des expulsions), la Ville de Paris, l’Etat (relogement), les bailleurs, les associations (dont la FAP). On discute pendant tout un après-midi sur une trentaine de cas concrets pour trouver des solutions ou faire des préconisations (et demander des délais à la préfecture de police).

L’ESH intervient aussi pour signaler des cas de discrimination pour les personnes qui ont déposé un dossier voilà vingt ou trente ans et qui n’ont toujours aucune proposition concrète de logement.

Le Dalo (Droit au logement opposable) 

La loi a été prise en 2008 après un gros mouvement social. Elle permet d’être reconnu comme « prioritaire au relogement », et l’obligation de relogement incombe au préfet.

Selon une circulaire d’octobre 2012, les personnes reconnues prioritaires DALO ne

doivent pas être expulsées. Mais cette circulaire n’a pas force de loi, et les préfets ont le droit de l’appliquer ou pas. Ainsi, à Paris, après avoir fonctionné pendant trois ans, la circulaire n’est plus appliquée aujourd’hui. Dans les faits, on expulse ces personnes, puis on les met à l’hôtel en attendant de les reloger.

Elles connaissent une famille qui est considérée comme prioritaire DALO depuis 2008 et qui n’a toujours rien !

Une autre famille a été rayée de la liste prioritaire au prétexte qu’elle avait refusé un logement en 2014 (pour une bonne raison : le logement est inadapté compte tenu du fait que son enfant est asthmatique). L’ESH a saisi le juge pour s’opposer à cette décision.

Quand une personne est reconnue DALO, le préfet a six mois pour la reloger. Passé ce délai, la personne peut faire un recours au tribunal administratif : le juge prononce alors une astreinte mensuelle (une amende forfaitaire) jusqu’au relogement effectif. Cette somme ne va pas à la personne elle-même, mais aux associations qui interviennent sur le DALO.

Leur travail quotidien

Les personnes sont généralement orientées vers l’ESH par les travailleurs sociaux.

L’accompagnement, c’est vraiment au cas par cas. Il y a plein de cas de figure différents : avant ou après audience au tribunal.

Les travailleurs sociaux ne sont pas juristes et font un accompagnement social, ce qui permet une complémentarité avec le travail de l’ESH.

Un exemple : une personne vient avec une convocation à l’audience du Tribunal d’instance. L’ESH lui explique les détails, les délais… Puis l’oriente vers un avocat qui va la représenter (c’est un boulot difficile, car l’audience est très courte : souvent pas plus de quelques minutes).

Plusieurs semaines plus tard, le jugement tombe. Si c’est un jugement d’expulsion, L’ESH va l’orienter vers le DALO (puisque la menace d’expulsion est l’un des critères possibles pour entrer dans le dispositif DALO).

La dernière étape avant expulsion, c’est une lettre enjoignant la remise des clés. Là, L’ESH se tourne vers la préfecture de police (bureau des expulsions) pour montrer que c’est une personne de bonne foi qui a juste eu un ou deux accidents de parcours.

L’ESH compte quatre salariées affectées à la prévention de l’expulsion, Marie-Eva sur les hôtels et l’hébergement, une autre collègue sur la lutte contre l’habitat indigne.

Ils ont la chance de disposer des situations concrètes des familles : elles viennent enrichir le plaidoyer de l’ESH et ses interpellations des institutions (bailleurs, mairies, préfectures…). La FAP a un pied sur le terrain, et un pied dans les actions de plaidoyer. C’est ça, sa force.

Une histoire concrète

Pour les logements Crous, il faut renouveler le bail d’occupation tous les ans.

Une personne accompagnée par l’ESH a vu sa convention non renouvelée : elle se retrouve « occupant sans titre ». Et là, le juge peut prononcer son expulsion sans délai. En effet, les logements Crous ne sont pas concernés par la trêve hivernale : on peut expulser même en hiver !

L’ESH essaie de négocier des délais avec la préfecture.

Une deuxième histoire

Un monsieur en fragilité psychologique qui loge dans une résidence sociale (Adoma). Un huissier est venu constater les « troubles » qu’il occasionne. La première fois, il a fait le constat sans entrer dans le logement puisque le locataire n’était pas là. La deuxième fois, il est resté sur le pas de la porte. Le juge a quand même prononcé l’expulsion sur la base de ces deux constats. L’ESH a commandé une contre-expertise qui aboutit à contester les deux constats d’huissier. On passe en CCAPEX. L’ESH a fait appel de la décision du tribunal, mais ça ne suspend pas la possibilité d’expulsion. La préfecture accepte de suspendre pendant six mois. La Ville de Paris et la CAF ont finalement soutenu le point de vue de la FAP. Cependant, à la fin de ces délais, le locataire est quand même expulsé sans attendre le résultat du jugement en appel.

Dans 95 % des cas, on ne connaît pas le résultat final.

Une troisième histoire

Une femmes seule avec deux enfants vient voir l’ESH en 2014 : elle a fait une demande de logement en 1998.

60 %de taux d’effort sur son loyer alors que le propriétaire ne fait pas de travaux.

Elle est d’abord reconnue comme prioritaire au titre du DALO. Puis elle reçoit une décision de justice validant son congé.

A l’été, elle a une proposition pour du logement social… Le problème, c’est que ce nouveau logement devait être prêt fin août et il y a des retards dans les travaux. Elle attend juste que le logement sorte de terre.

Elle appelle pour dire que le commissariat l’a prévenue : ils vont l’expulser à 15 jours d’intégrer son nouveau logement.

La police explique que c’est parce qu’elle a une dette de loyer (c’est le propriétaire qui a prévenu directement le commissariat).

Une quatrième histoire

C’est l’histoire d’une autre personne qui a reçu un congé alors qu’elle n’a aucune dette locative.

Le propriétaire (privé) appelle l’ESH pour dire qu’il est lui-même dans la merde. Il veut tout faire pour éviter d’engager une procédure contre son locataire.

On lui dit qu’il faut le faire quand même !

Il n’y a pas de profil-type chez les propriétaires.

Même chose pour les locataires qui sont en difficultés : on a, par exemple, un ancien pilote Air France qui a fait l’objet d’un plan de départ volontaire.

Comment évolue la situation ces dernières années ?

On peut trouver les principaux chiffres dans le rapport annuel de la FAP sur le mal-logement.

Il semble que le situation empire à Paris : on expulse 60 % des dossiers, alors que c’est moins ailleurs (sauf en Seine-Saint-Denis, qui est aussi assez élevé).

Débat avec le groupe

Noëlla : j’ai eu la chance d’être en résidence sociale. Une voisine qui ne payait pas son loyer, ils ne l’ont jamais expulsée. Moi je suis restée un an de plus.

On se sépare en deux demi-groupes, l’un avec Marion, l’autre avec Marie-Eva

Le demi-groupe avec Marion

(sur la CCAPEX)

Distribution

L’instructrice de la CCAPEX : Camille

La préfecture de police (bureau des expulsions) : Nadia

La Ville de Paris : Pauline

L’Etat (DRIHL, service relogement) : Marie-Thérèse

Une représentante de la FAP : Evelyne

Une représentante du Comité action logement du 18: Alexandra

Une représentante de la CAF : Sandy

Un représentant des bailleurs (Paris Habitat) : Jean-Marc

Rappel de quelques infos

Le juge prononce l’expulsion et c’est au propriétaire, par l’intermédiaire d’un huissier, de la faire appliquer en demandant au préfet le concours de la force publique (avec l’aide de la police). Il n’y a pas d’expulsion possible sans accord de la force publique par le préfet, sinon c’est illégal.

Dans le cas qui nous intéresse, le juge a prononcé l’expulsion sans délai. C’est une procédure pour troubles (« défaut d’occupation » : il n’entretient pas assez son logement, du coup il y a de la saleté, des cafards…) ; en principe, dans les cas de troubles, les expulsions interviennent assez rapidement.

C’est le travailleur social qui a saisi la CCAPEX. Ce qui se négocie devant la CCAPEX, c’est juste la question des délais. Mais ça peut changer beaucoup de choses pour la personne expulsée. C’est la préfecture de police qui peut donner des délais ou non.

Procédure d’appel : les deux associations ne sont pas d’accord avec le jugement compte tenu des deux actes d’huissier. Adoma a mal fait son travail de repérage des troubles.

Déroulé de la scène

Marie-Thérèse : Bonjour, heureux de nous retrouver pour cette CCAPEX. Nous sommes réunis pour traiter d’une trentaine de cas d’expulsion et aboutir à des préconisations. Bienvenue à toutes et tous.

Camille : oui, on commence par le cas de monsieur Durand, sur sollicitation du travailleur social. Une procédure d’expulsion pour « troubles » a été engagée par le bailleur. On a un jugement d’expulsion sans délai. Je précise qu’il n’y a pas de dette locative.

Evelyne : on accompagne cette personne depuis plus de six mois, et on voudrait quand même remettre un peu les choses en place. Ce monsieur a fait son rapport d’huissier sur le pas de la porte. La démarche n’a pas été faire dans les formes légales, c’est inadmissible !

Marie-Thérèse : je rappelle que c’est une procédure pour troubles quand même !

Alexandra : on n’a pas pris en compte le diagnostic du travailleur social. Or, cette personne est reconnue comme fragile, sur le plan physique (elle touche l’AAH), psychologique, familial… Si elle est expulsée, toutes les démarches d’insertion vont être stoppées.

Jean-Marc : oui mais ça fait un moment qu’on essaie de résoudre le problème… Et il y a eu de nombreuses plaintes des voisins. On en a conclu que ce locataire ne s’occupait pas très bien, voire pas du tout de son logement ! Malgré le travail d’accompagnement social fait par cette résidence.

Pauline : il n’y a pas d’accompagnement dans cette résidence sociale. Et on n’a aucun intérêt à ce que ce monsieur retourne à la rue. Il n’y a pas de dette locative, l’huissier n’est pas entré dans le logement, et le bailleur a quand même une vocation très très sociale !

Sandy : si on fait rupture de tout cela, toutes les démarches d’insertion n’auront servi à rien !

Marie-Thérèse : certes, c’est un bailleur à vocation très sociale, mais les troubles sont quand même avérés, en général nous ne tergiversons pas dans ce genre de situation. Et puis, nous avons beaucoup de dossiers en attente. Alors, qu’est-ce qu’on fait ?

Alexandra : ce qu’on demande, c’est des délais avant expulsion afin de poursuivre le travail pour l’insertion de cette personne.

Evelyne : j’ajoute qu’on a envoyé de nombreuses lettres à Adoma, et on n’a jamais reçu aucune réponse !

Pauline : je vous soutiens dans cette demande.

Nadia : au vu des éléments du dossier, la préfecture de police accepte un délai de six mois.

(voix off) Il y a eu les six mois de délais. Malheureusement, ça n’a pas suffi pour trouver une solution. La FAP a essayé d’obtenir des délais supplémentaires. L’homme a été expulsé et a dormi à la gare pendant plusieurs jours.

Retour du groupe vis-à-vis de Marion

Chantal : merci ! Vous avez avancé la moitié de notre boulot.

Christine : j’ai aimé que vous parliez de cas concrets.

Marie-Thérèse : j’ai eu peur que ça fasse doublon avec l’atelier sur les expulsions avec les camarades du DAL. Vous nous apportez une expertise juridique et technique.

Sandy : merci pour la clarté !

Le demi-groupe avec Marie-Eva

(sur le logement neuf qui n’est pas terminé)

Une femme avec ses feux filles. Depuis vingt ans, elle est en attente d’un logement social

Elle vit dans un deux-pièces dans le parc privé. 60% de taux d’effort, elle paye ses loyers régulièrement.

En attente de logement depuis plus de dix ans, donc elle a fait un Dalo en 2014.

Un an après, son propriétaire lui signifie le congé (pour vente). La procédure est respectée, donc on ne peut rien faire de ce point de vue. Le congé est validé.

Passage au tribunal, avec aide juridictionnelle.

Elle reçoit une proposition pour un logement (neuf, donc l’immeuble n’est pas fini).

L’expulsion devait avoir lieu en mai 2018 mais, compte tenu de cette proposition de relogement, elle est repoussée à août 2018. Mais le nouveau logement n’est toujours pas terminé à cette date. Vers le 15 octobre, elle est contactée par le commissariat qui lui dit qu’elle sera expulsée avant le 1er novembre, alors même qu’elle a un logement social prévu pour elle.

La FAP appelle la préfecture pour expliquer à nouveau la situation et rappeler le contexte : pas de dette de loyer, une demande de logement ancienne, et surtout une proposition de relogement acceptée. Donc il serait illogique et parfaitement stupide de la faire passer par la case « rue » pour quelques jours…

Il faut harceler la préfecture qui, jusqu’au dernier moment, ne répond pas aux demandes de la FAP.

Le vendredi, juste avant le départ de la personne de la FAP (alors qu’elle est en ligne avec la personne expulsée, très angoissée), la préfecture rappelle pour dire : « OK, on ne fera pas l’expulsion (…) mais il faut être bien sûr que la personne rendra les clés quand elle quittera l’appartement (…) dès qu’elle sera relogée ».

La FAP : on a obtenu in extremis que cette femme ne soit pas expulsée.

Le propriétaire insiste auprès de la préfecture pour que l’expulsion ait lieu, mettant en avant que madame a une dette de loyer. Ce qui est faux, mais la préfecture ne vérifie pas les informations données par les propriétaires et les prend pour acquis.

Aujourd’hui, le logement n’est toujours pas fini… et on leur rappelle toujours : « Faut pas oublier de nous rendre les clés » !

Au tribunal, ça va toujours très vite (3 minutes) : les deux avocats donnent leur conclusions, et point. Le juge annonce le délibéré et la date du jugement. « C’est très déshumanisé, c’est un robot ».

Improvisation

La dame et la FAP

Les deux avocats et le juge

Le commissariat qui appelle : « On expulse »

La préfecture

Le bailleur qui dit : « Dans 15 jours, ça sera prêt »

1er tableau

La dame et la FAP. Le dossier a toujours été très bien renouvelé, pas de propositions, le loyer est OK, la FAP propose de faire un Dalo.

Explication de la démarche du Dalo à la dame.

S’il ne se passe rien, on fait un recours. Puis un autre, etc.

Attention, le Dalo n’est pas automatique : ça peut prendre du temps.

2e tableau

Il y a du monde, les gens attendent, font du bruit, les avocats entre eux, tous dans un coin… C’est un peu la foire.

Petit groupe de trois, chacun discute de ses affaires.

On annonce : « Affaire bidule/machin ». Les avocats s’avancent. Chaque avocat fait son speach. Histoire (fausse) de la dette de loyer. L’avocat prouve que la dame a toujours payé son loyer.

Juge : OK, le jugement sera rendu le 15 mai.

Puis la dame reçoit le jugement et appelle la FAP : « Le juge a validé le congé, je vais être expulsée ».

3e tableau

FAP : « Encore du temps, il y a des démarches à mettre en place : si vous recevez des commandements de quitter les lieux, vous restez surtout ! » (il y a encore deux mois pour rester).

« Il y aura un huissier, et après encore, vous serez reconvoquée. »

L’expulsion aurait lieu fin mai en gros. Début mai, elle reçoit une proposition de logement. Mais il faut attendre que ce soit validé : « On n’est jamais certain, ça doit passer en commission d’attribution de logement ».

4e tableau

Commissariat : « Vous allez être expulsée »

Pour la FAP, il s’agit de tout faire pour que cette dame ne soit pas expulsée alors qu’on vient de lui faire une proposition de logement… Reculer la date d’expulsion.

OK jusqu’à fin juillet.

Mais en septembre, le commissariat rappelle la dame : « Vous devez partir ».

La dame rappelle donc à nouveau la FAP. Le logement n’est toujours pas terminé…

La FAP rappelle le bailleur. Bailleur : « Oui, OK, mais on a un problème avec le chauffagiste…15 jours, je m’y engage ».

FAP/préfecture : « Il y a du retard dans la fin des travaux, il ne faut pas l’expulser. Dans 15 jours c’est bon ».

Préfecture : « Il y a des dettes, ça ne joue pas en sa faveur… »

FAP : « Je vous envoie les justificatifs de non-dette ».

Tout cela nous amène au vendredi 15 octobre :

Le commissariat appelle la dame

La dame appelle la FAP

La FAP appelle la préfecture : « Madame a un relogement, elle attend juste que la construction soit terminée ! »

La préfecture : « Je vous rappelle »

Et attente tout le vendredi, jusqu’au rappel in extremis de la Préfecture : « On a réfléchi, on vous prolonge un peu »

FAP : « OK, je vais lui dire »

Préfecture : « Et qu’elle rende vraiment les clés ! »

FAP annonce la bonne nouvelle à la dame.

17 décembre 2018 : on en est toujours au même point. Encore 15 jours de délai demandés par le bailleur social…

 

 

[Classes sociales] Michel et Monique Pinçon-Charlot : « Si on n’est pas capables de se révolter contre les super riches, on est nuls ! »

Mariés depuis 50 ans, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont mené 30 ans d’enquêtes auprès des « très riches » : les familles de Wendel, Rothschild, Lazare, Bolloré… Le samedi 7 octobre, ces deux sociologues sont venus à Aubervilliers rencontrer le groupe du grand chantier pour leur raconter le fruit de leurs recherches. Et partager avec nous leurs indignations. Suite à leur venue, Monique et Michel nous ont fait ce retour : « Nous avons été très touchés par cette rencontre, avec un public divers sociologiquement mais soudé par l’expérience commune de la représentation théâtrale ». Une belle rencontre.

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot se disent à la fois marxistes – « Ce qui consiste à faire comprendre l’exploitation des pauvres par les riches à partir de la propriété des moyens de production » – et bourdieusiens – « Ce qui consiste à faire comprendre la domination : comment ça se fait qu’on se sent tout petits par rapport à ces gens-là, alors que ce sont des parasites, qui sont juste nés avec une cuillère en argent dans la bouche ? ». Ils ont commencé par expliquer au groupe du grand chantier que la classe sociale existe sous deux formes : la classe « en soi » et la classe « pour soi ».

La classe « en soi »

Monique : les « très riches » constituent une classe sociale bien à part, qui se singularise par son capital financier, son capital social, son capital culturel et son capital symbolique.

  • Le capital financier : cette confrérie des grandes familles n’a rien à voir, au niveau de sa richesse, avec le reste de la société. Ils sont payés en millions d’euros par an au lieu de milliers d’euros pour nous (le « revenu médian » en France se situe autour de 1 600 € mensuels). Et cela peut atteindre des niveaux hallucinants : « Quand on donnait nos textes à taper à la secrétaire de notre laboratoire, elle supprimait des zéros : elle se disait, ce n’est pas possible !»
  • Il y a aussi le capital social : « Il faut être en contact permanent avec ses camarades de classe». C’est ce qui permet d’échanger des informations, que ce soit dans le 16e ou à Saint-Tropez. « L’information circule dans la pétillance des bulles de champagne.» Et François Villeroy de Galhau peut ainsi passer de la direction générale de la BNP Paribas – banque privée – au poste de gouverneur de la Banque de France. Il n’y a pas de conflit d’intérêt car, dans les beaux quartiers, on sait que dans les affaires tout se tient…
  • Il y a encore le capital culturel : le monde des grands fortunes, c’est le monde des collectionneurs d’art, c’est aussi le monde des grandes écoles.
  • Et enfin, le capital symbolique : « Rothschild symbolise la richesse. Les costumes sur mesure… Je me suis faite embaucher chez Chanel au début des années 2000 pour présenter la nouvelle collection de Karl Lagarfeld : je devais essayer les tailleur devant les plus riches clientes de Chanel. Et j’ai ainsi pu expérimenter qu’on s’y sentait à l’aise, aussi bien que dans un survêtement. Port de tête altier, jamais de frange pour dégager son visage (ça fait mauvais genre !) finissent de parachever l’allure grande bourgeoise. »

La classe « pour soi »

Michel : la classe « pour soi », cela signifie avoir conscience du milieu auquel on appartient. La grande bourgeoisie présente une spécificité : il y a une solidarité au groupe qui y est essentielle. Elle a une « conscience de classe » plus forte que dans les milieux populaires

Cela peut passer par le fait de surveiller l’éducation des enfants : « Il faut veiller au grain aux relations de sa progéniture pour être sûr que l’on va faire des enfants de bourgeois ! »

Ceux-ci vont en général dans des établissements scolaires privés. A Neuilly, dans le quartier des plus grandes fortunes, il y a une école primaire où 80 % des enfants viennent de ce milieu-là. Ils fournissent également 90 % des effectifs de l’Ena, et des autres grandes écoles. Et comme, en plus, les domestiques de la maison sont souvent de nationalité étrangère, du coup les enfants apprennent spontanément d’autres langues !

Beaucoup de choses se transmettent dans la famille, car ce sont des familles cultivées. Bien sûr, il y a des exceptions : il peut y avoir des fils de fraiseurs qui accèdent à des carrières élevées. Mais des fils de la grande bourgeoisie qui deviennent employés, c’est rarissime.

Monique : chaque grand bourgeois, là où il est, est un parfait représentant de sa classe. Il n’y a pas besoin de chef d’orchestre. Certains défendent le patrimoine historique, d’autres sont obsédés par la finance internationale, d’autres encore par la vie politique… Mais où que l’on soit, on doit toujours rendre service aux intérêts de sa propre classe.

Le débat avec les Pinçon-Charlot : questions et réponses

  • Qu’est-ce que c’est qu’un « cercle » et comment ça fonctionne ?

Michel : un « cercle », c’est une association fondée par les membres de la haute société. Le Jockey-club, par exemple, très tourné vers l’équitation et dont seuls des hommes peuvent devenir membres : dans les hippodromes, il y a des loges pour les membres de ce cercle ; ce sont souvent eux qui possèdent les chevaux, alors que ce sont des bien plus pauvres qu’eux qui jouent de l’argent aux courses. Idem pour l’Automobile Club : tout se fait par cooptation.

  • Et vous, vous vous considérez comme des riches ?

Monique : on a eu la chance de faire des études et de devenir sociologues, payés par l’argent public, donc le vôtre. On s’est sentis très mal à l’aise de fréquenter les familles les plus riches. On est des citoyens malheureux, mais des sociologues heureux car, chaque jour, les faits donnent raison à nos analyses.

  • Est-ce que ces gens-là sont réellement heureux ?

Michel : ils ne sont pas tout à fait à l’abri de tout ce qui menace les êtres humains, les risques liés à la santé, par exemple. Mais les emmerdements qu’on a tous les jours, ca leur passe au-dessus de la tête. Ils n’ont jamais la crainte du lendemain.

  • Où mettez-vous les francs-maçons ?

Monique : ils sont transversaux aux différentes classes. On trouve des ouvriers dans certaines loges, des grandes fortunes dans d’autres.

  • Y a-t-il un traitement médical privilégié pour les très riches ?

Michel : l’hôpital américain de Neuilly ne soigne que des très riches

Monique : quand vous arrivez, vous avez l’impression de rentrer dans un palace cinq étoiles. Vous vous installez dans un petit salon, et le chirurgien en personne vient à votre rencontre. Après la consultation, quand j’ai voulu sortir, j’ai présenté ma carte Vitale, et on m’a répondu : « Ici, on ne prend pas la carte verte, seulement la carte bleue ! »

  • Les nouveaux riches sont-ils différents des anciens ?

Monique : on a été payés pour faire une enquête sur les liens entre l’ancienne bourgeoisie et les nouveaux riches. Parmi ces derniers, les seuls qui seront acceptés dans le Gotha sont ceux qui s’engagent à transmettre à leurs enfants et à construire une dynastie familiale.

Michel : oui, être riche, ça s’apprend… Il y a des façons de parler, des manières de s’habiller… qui n’appartiennent qu’à eux. L’argent est nécessaire, mais il ne suffit pas.

  • Y a-t-il récupération par la bourgeoisie des comportements aristocratiques ?

Monique : il y a une fusion des deux ; ils se marient entre aristocrates et bourgeois. Le mariage de la fille de Bernard Arnault, par exemple, a rempli cette fonction.

  • Y a-t-il un événement qui vous a spécialement marqués ?

Monique : le 300e anniversaire de la famille Wendel, en 2004. Ils avaient loué le Musée d’Orsay. A un moment, Ernest-Antoine Seillière, le grand patron du groupe, a appelé tout le monde à se rassembler pour une photo : nous qui étions entrés avec une amie, nous nous sommes cachés derrière un pilier ! Il faut savoir que la holding qui pilote le groupe est encore entièrement familiale. Et c’est Seillière qui, quand il était le président du Medef, a orchestré la « refondation sociale » : désormais, ce sont les riches qui sont créateurs de richesses, et les travailleurs sont considérés comme des charges !

  • Est-ce qu’ils ont conscience de ce qu’est la vie des autres ?

Michel : ils ont toujours du personnel qui travaille à plein temps pour eux et en sait beaucoup sur eux. Ils n’ont pas d’attitude méprisante envers ce personnel et ils sont très paternalistes.

Monique : notre dernier livre, Panique dans le 16e, répond en partie à cette question. Le 14 mars 2016, on est avec mille grands bourgeois à Dauphine pour parler du centre d’accueil des SDF que veut bâtir la Ville de Paris. Ils sont là avec des pancartes et des slogans : « Touche pas à mon Bois ». Ils se sont mis à traiter de « salope » la maire et la préfete de Paris. Ian Brossat, élu communiste parisien en charge du logement, solide mais frêle comme un roseau, s’est également fait insulter.

  • Comment arbitrent-ils entre leurs intérêts et le soutien à l’« industrie nationale » ?

Monique : L’Oréal est peut-être un « fleuron français », mais c’est surtout une multinationale. Total est installé à l’échelle de la planète et se fout totalement des frontières. Si un pays l’emmerde, comme la Birmanie, le groupe négocie avec un tribunal arbitral, privé !

  • Avez-vous une histoire, une anecdote, qui illustre bien comment ils vivent et pensent ?

Monique : je me rappelle de l’entretien avec le patron d’une grande marque de Champagne. Il me reçoit dans un salon de centaine de mètres carrés, il est là à étaler sa fortune et, tout à coup, il me demande combien je gagne. Je lui dis. Et il me répond : « Mais c’est un pourboire ! » Puis il me montre la Porsche qu’il va offrir à sa femme le soir pour son anniversaire. Et il ajoute qu’elle aimerait beaucoup être interviewée par moi… Alors cette femme me raconte sa vie, et, tout à coup, elle s’écroule en pleurs et me dit : « Vous êtes exactement ce que j’aurais voulu être : être une sociologue, faire des entretiens… Ici, je ne peux même pas faire mes vitres, car j’ai du personnel pour ça ! »

  • Est-ce qu’il y a aussi des clivages dans cette classe ?

Monique : bien sûr, il y a aussi de la concurrence entre eux. Par exemple, Marc Ladreit de la Charrière, dont on a beaucoup parlé au sujet de l’affaire Fillon, a été choisi pour faire la médiation entre Bernard Arnault et François Pinault, son concurrent dans le rachat de Gucci.

Je me rappelle aussi d’une interview que j’avais faite d’un membre d’une famille qui subissait des attaques financières d’une autre famille fortunée. Tout à coup, il sort un pistolet et me braque. Il était dans un état de tension très grave. C’était juste pour me montrer qu’il n’était pas rassuré du tout, mais j’ai quand même eu très peur.

  • Comment vous présentez-vous pour aller les interviewer et augmenter les chances d’être reçus ?

Michel : pour la famille Bellon (le patron du groupe Sodexho), le prétexte de l’interview, c’était la transmission des entreprises d’un père à ses enfants.

Monique : on a fait aussi fait des travaux d’enquête sur la chasse à courre, les châteaux classés (en fait, c’est plutôt le châtelain que le château qui est classé !), la fraude fiscale… Tout cela représente un tas d’angles possibles pour aller les interviewer.

  • Est-ce que vous en avez aussi rencontré qui étaient « chouettes » sur le plan humain ?

Michel : oui, je me souviens, par exemple, d’un patron d’entreprise, juif, résistant pendant la guerre, très sensible au malheur des gens. Il avait créé une petite société qui prenait en charge des prisonniers sortant de prison.

  • Y a-t-il des différences de statut entre hommes et femmes dans ce milieu ?

Monique : la femme n’a pas le même statut que dans les milieux populaires. Elle arrive à son mariage avec une dot. C’est un monde où les différences de genre (mais aussi de religion, par exemple) sont plutôt secondaires. La femme y a un rôle de représentation très fort.

  • Pourquoi sont-ils aussi vindicatifs alors qu’ils ont tout ?

Monique : on peut dire qu’on est passé de la « lutte de classes » à la « guerre des classes ». C’est le milliardaire américain Warren Buffet qui l’a dit, en 2005, dans une interview à CNN. Il ajoute que c’est sa classe qui a initié cette guerre et qui est en train de la gagner. 54 millions d’êtres humains meurent de faim ou des conséquences de la pauvreté chaque année. Un enfant toutes les cinq secondes ! Qui en parle ? Mais ces gens-là n’ont pas de problème de conscience.

  • Est-ce qu’il arrive que vous les sentiez inquiets ?

Michel : pendant les grèves de 1995, on a senti qu’ils étaient très inquiets.

Monique : la loi SRU de 2000, portée par le ministre du Logement Jean-Claude Gayssot et qui devait imposer à toutes les villes un pourcentage minimum de logements sociaux, ils n’en voulaient pas non plus… D’ailleurs ils ne l’appliquent pas !

Pour leur faire plus peur, on devrait faire des manifestations dans les beaux quartiers : dans Panique dans le 16e, on fait une promenade sociologique dans le Bois de Boulogne, et on fait même entrer le lecteur dans un de leurs cercles.

  • Est-ce qu’il y a pas quand même des plus jeunes qui ont envie de se révolter ?

Michel : je me souviens d’un journaliste de Libé qui venait d’une grande famille. Il disait quand même qu’il avait la nostalgie des régates sur les étangs !

  • Est-ce que vous vous sentez mis en danger par vos travaux ?

Michel : honnêtement, non !

Monique : c’est aussi parce que notre travail est sérieux. Par contre, ils n’aiment pas qu’on vienne rencontrer des gens comme vous.

  • Et que pensent-ils sur les enjeux écologiques ?

Monique : ils ont une capacité extraordinaire à rebondir avec leurs « droits à polluer », leurs produits dérivés sur les risques de catastrophe… On n’a plus le droit de dormir sur nos lauriers, car ces gens-là sont en capacité de mettre la planète en danger. Si on n’est pas capables de se révolter contre eux, on est nuls !

La solidarité, je la rencontre dans les beaux quartiers. Et la division… dans les milieux populaires ! Ils sont 1 % et nous 99 %. C’est peut-être à nous de nous demander pourquoi nous sommes si divisés !

Une vidéo où Michel et Monique Pinçon-Charlot présentent leur BD « Panique dans le 16e ».

 

[Classes sociales] Philippe Merlant : « Ne pas oublier la lutte des classes »

Samedi 23 septembre après-midi, premier jour de notre grand chantier sur les classes sociales, Philippe Merlant, membre de NAJE et journaliste, est intervenu sur la question du marxisme et de la lutte des classes. L’occasion de revenir sur une pensée politique riche, mais qu’on a bien oubliée aujourd’hui. Voici les points forts de son intervention, en cinq points successifs.

 

1/ Avant les classes sociales 

  • En France, avant la Révolution de 1789, on est dans une société d’« ordres ».

Un « ordre », c’est un groupe social institutionnalisé par la loi. Avec une hiérarchie des droits : en France, il y a trois ordres (Noblesse, clergé et Tiers-état) et ils n’ont pas les mêmes droits.

Cette hiérarchie est fondée sur la dignité et l’honneur :

–  le Clergé : ceux qui prient ;

– la Noblesse : ceux qui combattent (et c’est une fonction très importante à l’époque) ;

– le Tiers-état : ceux qui travaillent.

Le clergé et la noblesse étaient considérés comme des ordres supérieurs au Tiers-état alors que celui-ci regroupait la majorité des Français qui payaient la totalité des impôts.

A l’inverse des castes (voir ci-dessous), les ordres permettaient une certaine mobilité sociale (même si l’appartenance à un ordre était héréditaire) : on pouvait être anobli ou déchu de son titre de noblesse ; on pouvait, en devenant prêtre, accéder au clergé.

  • Les privilèges 

Un « privilège », sous l’Ancien régime, cela n’a rien de péjoratif : ce mot décrit juste le droit qu’a un groupe social de disposer de sa propre loi (exemples : l’institution de la dîme, qui oblige les paysans à donner environ un dixième de leur récolte à l’Eglise ; la mainmorte qui consiste à restituer au seigneur les biens d’un serf décédé ; le droit de chasse, réservé au clergé et aux seigneurs : on encourt le fouet à la première infraction, la galère à la deuxième, la mort à la troisième).

Le clergé et la noblesse ont des privilèges, mais aussi les provinces ou les corporations (c’est un moyen de s’opposer aux abus de l’autorité royale : quand il est sacré, le roi s’engage à respecter les privilèges). Les rois, dans un souci d’unifier le pays, vont s’attaquer aux privilèges, notamment Louis XIV. Les philosophes des Lumières aussi, au nom de l’universalité de la raison et du droit.

L’abolition des privilèges le 4 août 1789 par l’Assemblée est symboliquement un événement essentiel de la Révolution française, car elle marque la fin de l’Ancien Régime juridique : désormais en tout point du royaume, tous les hommes doivent être jugés selon un droit unique. En une nuit, suivie de décrets pendant une semaine, la société d’ordres est abolie. Suit très vite l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (26 août) : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. »

  • En Inde, il y a un système analogue : les « castes ».

Le système des castes a été officiellement aboli peu après l’indépendance (1949). En fait, elles subsistent encore.

C’est une hiérarchie basée sur le principe religieux du pur et de l’impur. Les fonctions considérées comme pures sont réalisées par les castes supérieures et vice-versa. Voici les quatre castes par ordre décroissant de pureté:

– les Brâhmanes, dont les principaux métiers sont professeurs et prêtres ;

– les Kshatriyas, dont les principales fonctions sont les soldats, rois et princes ;

– les Vaisyas, dont les principaux métiers sont artisans, commerçants et agriculteurs ;

– les Sudras, dont le principal métier est serviteur.

L’appartenance à une caste est héréditaire, donc aucune mobilité sociale n’est possible : chaque caste a des métiers et des droits spécifiques. On note la présence d’une caste officieuse: les intouchables ou Dalits (qui sont « hors caste »). Ceux-ci étaient considérés comme les plus impurs de la société, c’est pourquoi les métiers les plus dégradants d’après la religion (boucher par exemple) leur étaient réservés. Si un Dalit touchait, même involontairement, un Brâhmane, il pouvait être condamné à mort.

Les castes n’existent plus juridiquement depuis 1947 (c’est un Dalit, Bhimrao Ramji Ambedkar, qui, nommé ministre de la Justice, a été le principal rédacteur de la constitution), mais cette hiérarchie sociale se retrouve toujours en Inde dans les régions isolées. Ainsi, le mariage est toujours très fréquent entre individus d’une même caste. Dans certains villages, les Dalits sont encore exclus des puits du village, car ils pourraient corrompre l’eau. Et 43 % d’entre eux vivent en dessous du seuil de pauvreté (23 % pour la moyenne en Inde).

 

2/ Les classes sociales avant Marx

  • Définition des classes sociales

Les classes sociales, ce sont des groupes sociaux entre lesquels il y a des différences, des « distinctions », mais celles-ci ne sont pas fondées sur les droits, ni inscrites dans la loi. Il n’y a pas d’assignation à sa classe sociale comme pour les ordres et les castes.

Bien sûr, il y avait aussi des classes sociales dans les sociétés d’ordres ou de castes. Ainsi, le Tiers-état français rassemblait aussi bien des « bourgeois » très riches que des artisans, des paysans asservis, des ouvriers… Mais l’inégalité des droits fait qu’on se focalise alors sur la question juridique avant la question économique et sociale.

Avec la Révolution française, le paradoxe va vite sauter aux yeux. Certes, « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » (article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen), mais il y a quand même de sacrées inégalités qui persistent et qu’on peut observer !

  • La révolution industrielle

D’autant que c’est à peu près au même moment que survient la « révolution industrielle » (1750-1800) avec l’invention de la machine à vapeur et les débuts de l’exploitation intensive du charbon. Jusque-là, on compte très peu d’usines (quelques manufactures royales et l’horlogerie), et l’industrie reste marginale dans l’économie. En moins d’un siècle, elle va devenir le secteur économique dominant.

Or, pour construire et équiper une usine, il faut du capital (des moyens financiers beaucoup plus importants que pour ouvrir une boutique de commerce ou un atelier artisanal). Et puis, il faut de la main d’œuvre, beaucoup de main d’œuvre. On va donc voir apparaître d’un côté des « capitalistes », qui ont les moyens d’acquérir ou d’équiper une usine ; de l’autre, des travailleurs qui doivent vendre leur force de travail pour survivre : les ouvriers.

Et là, les inégalités vont exploser, se renforcer. La misère ouvrière atteint des proportions inimaginables, les enfants de huit ans travaillent 12 heures par jour dans les usines ou les mines pour des salaires de misère. C’est à partir de ce constat que vont se développer les thèses socialistes et communistes : si l’égalité des droits ne suffit pas à sortir de la misère, il faut une autre révolution, sociale celle-là, pour parvenir à l’égalité de fait. Le concept de communisme désigne d’abord l’idée de mise en commun des biens matériels, puis par extension une organisation sociale où la société privée serait absente. Le terme vient du révolutionnaire français Gracchus Babœuf qui, dans La conjuration des égaux, en 1796, préconise une société égalitaire, fondée sur l’abolition de la propriété particulière.

 

3/ Qui était Karl Marx ?

  • Le jeune Marx (c’est le titre d’un film qui sort mercredi 27 septembre).

Il naît dans une famille allemande de huit enfants. Son père, juif, s’est converti au protestantisme pour avoir le droit d’être avocat. Après son bac, Karl fait des études de droit, puis d’histoire, puis un doctorat de philosophie.

« Hégélien de gauche » (Hegel est le nom d’un philosophe de l’époque), tenté par le journalisme, Karl Marx devient rédacteur en chef de La Gazette rhénane, un journal d’opposition au clergé catholique qui devient vite assez radical (et va d’ailleurs bientôt être censuré puis interdit par le gouvernement). Marx réalise un grand reportage sur les conditions de vie des vignerons de la vallée de la Moselle. Il prend conscience qu’il ne comprend pas grand’ chose à l’économie et décide de s’y intéresser. Et comme tout converti, il va devenir un peu un « intégriste » de l’économie. Avec Le Capital (quatre volumes de plusieurs centaines de pages !), il va même devenir LE théoricien de l’économie du XIXe siècle !

Il se marie avec Jenny, fille d’une famille noble allemande. Ils auront 7 enfants, mais seulement trois survivront.

  • Marx et Engels

Le couple s’exile à Paris pour fuir la censure et la répression. Là Marx rencontre Friedrich Engels, fils révolté d’un riche bourgeois allemand, propriétaire d’entreprises à Manchester. Friedrich prend conscience de la misère ouvrière et écrit en 1845 La condition des classes laborieuses en Angleterre. Engels va apporter à Marx jusqu’à sa mort à la fois un soutien matériel et financier et la connaissance concrète de la vie ouvrière (mais aussi contribuer à la publication des deux derniers livres du Capital après la mort de Marx).

Les deux hommes deviennent amis, commencent à écrire des livres ensemble (surtout sur la critique de certains philosophes comme Stirner, Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde alors qu’il s’agit de le transformer ») et prennent aussi une part active dans la vie alors bouillonnante des groupes révolutionnaires parisiens qui se disent « socialistes » ou « communistes »

  • Marx et Proudhon

Ces groupes révolutionnaires sont très inspirés par Pierre-Joseph Proudhon, l’un des seuls révolutionnaires du XIXe siècle à venir lui-même du milieu ouvrier, premier théoricien de l’anarchisme (« La propriété c’est le vol »), qui a découvert à Lyon les premières mutuelles issues de la révolte des Canuts (les ouvriers de la soie), va créer une « Banque du peuple » suite à la révolution de 1848, se livre à une critique impitoyable de la Bourse à peine celle-ci créée, mais a des aspects beaucoup moins reluisants (Proudhon est clairement misogyne et antisémite).

Marx veut créer un réseau unissant socialistes et communistes allemands, anglais, français et propose à Proudhon d’en être le correspondant à Paris. Celui-ci refuse, poliment : « Ne nous posons pas en apôtres d’une nouvelle religion ; cette religion fût-elle la religion de la logique, la religion de la raison. Accueillons, encourageons toutes les protestations ; flétrissons toutes les exclusions, tous les mysticismes ; ne regardons jamais une question comme épuisée, et quand nous aurons usé jusqu’à notre dernier argument, recommençons s’il faut, avec l’éloquence et l’ironie. À cette condition, j’entrerai avec plaisir dans votre association, sinon, non ! (…) Nous ne devons pas poser l’action révolutionnaire comme moyen de réforme sociale, parce que ce prétendu moyen serait tout simplement un appel à la force, à l’arbitraire, bref, une contradiction. »

Grosse rupture. Au livre de Proudhon Philosophie de la misère, Marx répond par Misère de la philosophie. Vexation personnelle de Mars ? Plus profondément, trois points opposent les deux hommes : la révolution armée ; l’oppression sociale et/ou étatique ; et la propriété (Marx : « Le communisme, ce n’est pas l’abolition de la propriété en général, mais l’abolition de la propriété bourgeoise. Le communisme n’enlève à personne le pouvoir de s’approprier des produits sociaux ; il n’ôte que le pouvoir d’asservir à l’aide de cette appropriation le travail d’autrui. »). 

A partir de cette rupture avec Proudhon, Marx va être obsédé par l’idée de se différencier de ceux qu’il appelle les « socialistes utopiques » pour fonder ce qu’il autoproclame le « socialisme scientifique ». La société communiste n’est pas pour lui un idéal mais un processus historique inéluctable : la question de savoir si c’est bien ou mal est secondaire à ses yeux, l’essentiel c’est que le communisme va advenir. C’est écrit, c’est scientifique.

  • Le révolutionnaire

A partir de 1848, Marx va suivre les révolutions qui éclatent. Passer de la France à la Belgique, à l’Angleterre ou à l’Allemagne au gré des répressions. Essayer de survivre en vendant quelques articles. Connaître la misère et presque la faim, n’arrivant à subsister que grâce au soutien matériel de Engels. Il va surtout consacrer son temps à l‘organisation du mouvement communiste naissant mais aussi arriver à écrire Le Capital !

Il participe activement à la création de la première « internationale des travailleurs », l’AIT, en 1864 : au sein de l’AIT, il entre d’abord en conflit avec les « mutuellistes », puis avec les anarchistes regroupés autour de Bakounine. Ses idées triomphent. Le « marxisme » a presque réussi à éliminer du mouvement ouvrier les autres courants de gauche.

 

4/ Les apports de Marx à la notion de « classes sociales »

Il y a eu auparavant d’autres théoriciens des classes sociales, plutôt conservateurs du reste (Tocqueville, Guizot), mais Marx va apporter à cette notion des choses décisives.

  • La base économique des classes sociales : le mode de production

Un mode de production est un ensemble constitué par les forces productives et les rapports sociaux de production. Les forces productives, ce sont les moyens utilisables pour produire : les hommes bien sûr, mais aussi les outils, les machines et les techniques nécessaires à la production. Les rapports de production désignent l’organisation des relations humaines dans la mise en œuvre des forces productives.

La succession des modes de production peut être schématisée de la manière suivante : du communisme primitif, on passe au mode de production esclavagiste, féodal, capitaliste et enfin communiste. Le mode de production capitaliste se caractérise par la propriété privée des moyens de production et l’obligation, pour certains artisans, paysans ou agriculteurs qui ne peuvent plus survivre en vendant leurs produits de vendre la seule marchandise qu’il leur reste : leurs bras, c’est-à-dire leur force de travail. Dans la société communiste, la contribution productive pourra mettre en application le principe résumé dans la formule : « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins »

En se développant, les forces productives entrent de plus en plus en contradiction avec les rapports sociaux de production qui n’évoluent pas au même rythme. Au-delà d’un certain seuil, le système est bloqué. Une époque de révolution sociale débute, qui a pour fonction de faire disparaître les rapports de production anciens pour permettre le développement de rapports plus conformes au niveau atteint par les forces productives.

  • La plus-value

La distinction entre travail et force de travail est au centre de l’analyse marxiste de la répartition. Ce que vend l’ouvrier, c’est sa force de travail. Sa rémunération s’établit à un niveau qui correspond aux dépenses socialement nécessaires pour assurer son renouvellement. C’est devenue une marchandise comme une autre.

La valeur sociale de l’objet produit est fonction des matières premières, des outils de production ainsi que de la main d’œuvre nécessaire à sa production. La valeur d’échange d’un produit est cette valeur sociale, à laquelle on applique une plus-value souvent issue du sur-travail. C’est autour du bénéfice de cette valeur ajoutée que se dessine la lutte des classes car prolétaires comme capitalistes souhaitent se l’attirer à soi : Marx va montrer que le travailleur est dans son plein droit de réclamer le bénéfice de cette valeur ajoutée. Ce que fait le capitaliste, c’est de faire du travail une marchandise qui coûte moins cher que ce qu’elle rapporte.

  • Prolétaires = salariés

Le prolétariat est, pour Karl Marx, la classe sociale opposée à la classe capitaliste. Elle est formée par les « prolétaires », également désignés couramment comme « travailleurs ». Le prolétaire ne possède ni capital ni moyens de production et doit, pour subvenir à ses besoins, avoir recours au travail salarié. Le prolétariat ne se réduit donc pas au stéréotype de l’ouvrier en blouse bleue ni du mineur, mais recouvre l’ensemble des êtres humains qui doivent se soumettre à un travail salarié, quels que soient leur niveau de vie et leur salaire.

Marx en appelle à une union internationale des prolétaires (le Manifeste se termine par le mot d’ordre : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ») qui, par une révolution finale, doit abolir la stratification de la société en classes sociales. 

C’est grâce à la conscience que le prolétariat se transforme d’une classe « en soi » en classe « pour soi », c’est-à-dire qu’elle devient une classe consciente de ses intérêts de classe : socialiser les moyens de production [socialisme] dans le but de développer au maximum les forces productives jusqu’à la profusion des biens, l’extinction des différences de classe et l’existence d’un État politique [communisme].

  • La lutte des classes 

Karl Marx n’a pas « inventé » la lutte des classes. En réalité, la lutte des classes a été théorisée bien avant lui, notamment par les historiens de la Restauration (1814-1830), comme François Guizot. L’apport fondamental de Marx, par rapport à ces historiens, est d’avoir démontré que la lutte des classes ne s’éteignait pas dans la Révolution française, mais que celle-ci se prolongeait dans l’opposition bourgeois/prolétaires à l’époque capitaliste.

« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des classes » (première phrase du manifeste du Parti communiste, programme de la Ligue des communistes, organisation internationale fondée à Londres en 1847 et dont l’objectif est de faire connaître et de diffuser ses idées à travers le monde. La publication du manifeste est contemporaine des événements révolutionnaires de février 1848 en France qui aboutissent à la proclamation de la Deuxième République. )

A chaque époque historique, on retrouve une opposition de classe. Il y a ceux qui possèdent et ceux qui sont possédés, opposition que Marx et Engels résument ainsi : « Oppresseurs et opprimés ». Les individus, en fonction de la classe à laquelle ils appartiennent, se retrouvent dans une situation d’inégalité. Cette inégalité entraîne des conflits entre les classes sociales qui mènent « une guerre ininterrompue ».

Deux classes, l’une contre l’autre ? Dans ses ouvrages historiques, Les luttes de classes en France (consacré à la révolution de 1848) ou La guerre civile en France (sur la Commune de Paris et sa répression), il distingue de nombreuses classes intermédiaires et détaille le rôle de chacune d’elles dans le processus historique.

  • Vers la fin des classes sociales ?

Après la révolution, on va passer par une phase de « dictature du prolétariat » car la démocratie actuelle n’est que le masque de la « dictature de la bourgeoisie ». Mais après cette phase transitoire, la société communiste sera marquée par le « dépérissement de l’Etat » et la disparition des classes sociales. La fin de la lutte des classes serait atteinte une fois les classes sociales éteintes, dans le communisme. Cet idéalisme est très lié à la vision « économiciste » de Marx : si on supprime les bases économiques de l’oppression, toute oppression aura disparu. Une mission de « sauveur de l’humanité » est ainsi confiée au prolétariat.

 

5/ Et aujourd’hui ?

La vision marxiste des classes sociales a presque disparu. Pourquoi ? De mon point de vue, à la fois à cause des erreurs du marxisme et d’une manipulation sur les classes sociales.

  • Trois « erreurs » du marxisme

A/ Le « communisme réel » dément les prévisions de Marx

Là où il y a eu des révolutions communistes, on ne peut pas vraiment dire que cela ait semblé annoncer la fin des classes sociales et le dépérissement de l’Etat. La dictature du prolétariat s’est plutôt figée en dictature tout court. Et les entreprises d’Etat, ça ne va pas non plus vers la disparition du salariat annoncée par Karl Marx.

B/ La « découverte » des autres dominations

Il s’agit notamment des dominations « de genre » (construction sociale des « sexes » masculin et féminin) et dominations « de race » (ou plutôt des conséquences du génocide indien, de la traite négrière et du colonialisme).

Pour Marx, ce sont là des contradictions secondaires : à partir du moment où on réglera la domination principale – la lutte de classes – les autres seront ipso facto résolues.

Marx n’est pas du tout dans ce qu’on appelle aujourd’hui l’« intersectionnalité ».

Et il a tort, y compris dans sa théorie de la valeur et de la plus-value. Par exemple, il y a 20 % de différence de salaire entre les hommes et les femmes pour un même poste. Donc c’est bien parce qu’ils payent les femmes 10 % de moins que les capitalistes peuvent payer les hommes 10 % de plus !

Autre exemple : dans la valeur, il y a aussi l’achat de produits intermédiaires ; donc si on fait fabriquer ces produits dans les pays pauvres en payant les travailleurs un salaire de misère, les capitalistes pourront payer un peu plus cher la main d’œuvre française. Ces autres formes de domination permettent ainsi aux capitalistes de disposer de plus de marges de manœuvre dans la résolution de la contradiction sociale.

C/ Le déclin de l’industrie

Marx n’avait pas du tout prévu le déclin de l’industrie au profit des services. On assiste à une explosion du salariat (passé de 50 % de la population active en 1850 à près de 90 % aujourd’hui), mais en même temps à une érosion progressive de la classe ouvrière (encore 20 % de la population active quand même !). C’est lié au déclin de l’industrie : de 1970 à 2015, la part de l’industrie dans le produit intérieur brut (c’est-à-dire l’ensemble de la production de richesses en France) a été divisée par deux.

Donc l’assimilation «  salariés = prolétaires = ouvriers » ne fonctionne plus.

On assiste aussi à une montée en puissance des « classes moyennes » (qui est une catégorie fourre-tout).

  • Une manipulation idéologique

Malgré tout, Marx avait raison selon moi sur un point essentiel : définir les classes sociales par les antagonismes réciproques qui rendent leurs intérêts irréconciliables.

Le tour de passe-passe actuel, c’est d’oublier la lutte des classes pour des définitions des CSP (catégories socio-professionnelles), beaucoup plus axées sur le niveau de revenu et les pratiques culturelles.

Ainsi, le Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie) considère que le seuil de pauvreté, en France, correspond à 761 € mensuels (données 2014) pour une personne seule, 1 485 € pour un couple sans enfant et 1 949 € pour un couple avec deux enfants. Les catégories « populaires » (à ne pas confondre avec les personnes pauvres comme c’est parfois le cas) rassemblent tous ceux qui touchent moins de 1 238 € pour une personne, 2 414 € pour un couple et 3 219 € pour un couple avec deux enfants. Le niveau de vie des « classes moyennes » s’étend de 1 238 à 2 225 € pour une personne seule, de 2 414 à 4 389 € pour un couple et de 3 219 à 5 544 € pour un couple avec deux enfants. Et on devient « riche » à partir de 3 045 € pour une personne seule, 5 940 € pour un couple et 7 797 € pour une famille avec deux enfants.

  • Deux visions des classes sociales

Tout le monde est d’accord pour dire que les classes sociales, ça existe toujours. Et que nous sommes tou-te-s conditionné-e-s par notre classe sociale. Mais deux idéologies s’opposent.

L’idéologie de droite, c’est la « méritocratie » : en gros, « si tu veux, tu peux ». Tu n’es pas assigné à ta classe sociale ! C’est la belle histoire de Mohamed, fils d’un ouvrier du bâtiment algérien quasi analphabète, qui est devenu fondateur d’une start up prometteuse après des études brillantes.

En face, l’idéologie de gauche insiste sur les déterminations, les choses qui nous déterminent en tant qu’appartenant à telle ou telle classe. Exemple d’un chiffre prouvant la détermination sociale : selon le ministère de l’Éducation nationale, les jeunes de milieu ouvrier représentent 11 % des étudiants, soit trois fois moins que leur part parmi les jeunes de 18 à 23 ans ; à l’inverse, les enfants de cadres supérieurs représentent 30 % des étudiants et 17,5 % des 18-23 ans.

Le problème, c’est qu’à titre personnel, l’idéologie de droite est quand même beaucoup plus attractive que celle de gauche. Si je suis Mohamed, fils d’un ouvrier du bâtiment algérien quasi analphabète et que je passe des examens, je préfère réussir et illustrer le principe « si tu veux, tu peux » que d’échouer en me disant : « Super : j’ai donné raison à l’idéologie de gauche qui dit qu’on est déterminés par notre origine sociale »… et ce, même si intellectuellement et politiquement j’adhère à ce discours !

Et les médias préfèrent toujours la belle histoire « positive » à la donnée sociologique brute « anxiogène ».

Il y a donc bien une prime à l’idéologie de droite.

 

[La Patrie] Saïd Bouamama : « L’identité nationale, c’est le refus de l’altérité »

Le samedi 5 novembre après-midi, Saïd Bouamama, sociologue et membre fondateur du Front uni des immigrations et des quartiers populaires, est venu rencontrer le groupe du grand chantier national. Son intervention s’est structurée autour de deux thèmes : le rapport de la France aux « étrangers » ; la manière dont les politiques et les médias parlent des luttes et mouvements sociaux.

Je suis très content d’être parmi vous. Depuis plusieurs années, je croise des gens qui utilisent le théâtre-forum ou d’autres formes culturelles au service des opprimés. Et cela m’intéresse beaucoup…

Pourquoi suis-je plutôt optimiste aujourd’hui ? C’est vrai que la situation actuelle, à première vue, n’est pas très réjouissante : on n’a jamais connu une telle violence de l’Etat, une police de la pensée aussi forte… Mais il faut alors se demander pourquoi ça se durcit aussi fortement ? J’y vois deux raisons principales :

  • s’il y a durcissement, c’est que le projet des classes dominantes ne réussit pas autant que celles-ci l’espéraient. On n’a jamais connu autant de femmes qui refusent leur condition. On n’a jamais connu autant de gens issus de l’immigration qui refusent la logique assimilationniste. On n’a jamais connu un mouvement social aussi fort que celui, récent, contre la Loi travail…
  • je pense que les historiens du futur remercieront les noirs, les arabes, les musulmans d’être ceux qui refusent, pas dans les discours mais à travers des actes très simples, très concrets, l’ordre établi.

 

LE RAPPORT DE LA FRANCE AUX « ETRANGERS »

Quand on parle de l’étranger, on parle de soi, ou plutôt du Français « mythique ».

 

Le refus de l’altérité

Comment s’est construite la nation française ? Elle s’est d’abord construite contre sa diversité et ses altérités internes. Et ça se comprend historiquement. Juste après la Révolution, toutes les monarchies d’Europe se liguent et s’arment contre la toute jeune République : il faut alors s’unir face à la menace extérieure. Et tout ce qui menace cette unité est considéré comme hostile à la République.

C’est ainsi que s’amorce la destruction des cultures bretonne, occitane, picarde, etc.

Lisez « Cheval d’orgueil », qui présente la langue bretonne comme une culture qu’il faut assimiler. C’est exactement la même chose aujourd’hui avec la langue arabe.

Ce qui a été détruit, c’est la langue maternelle.

Il y a une confusion qui perdure entre unité politique et unicité culturelle. S’il y a diversité culturelle, on y voit aussitôt une faiblesse de la Nation, de la Patrie, de la République…

On a vu apparaître très tôt, avant même la colonisation, une hiérarchie entre les cultures internes. La logique colonisatrice a démarré en interne.

Aujourd’hui, le discours implicite c’est : « Si tu veux être Français, il faut arrêter d’être musulman ».

L’altérité fait peur. Or, ça n’a rien de naturel : les enfants n’ont pas peur de l’altérité. La peur de l’autre est construite socialement.

 

La construction du roman national

Il a fallu construire un roman national pour faire accepter l’idée d’une culture qui domine toutes les autres, celle de la classe dominante.

Or, la culture française a une tradition contestatrice : 1789, 1848, la Commune de Paris… La classe dominante est donc confrontée à un grand défi : arriver à souder idéologiquement une société divisée socialement. Faire croire aux gens que, ce qui les réunit, c’est une identité commune, et non des intérêts sociaux. Pour cela, on utilise l’idée de la « grandeur de la France », qui est la première assise de l’identité nationale.

La seconde assises de cette « identité nationale », c’est l’idée d’une « exceptionnalité » propre à la France : j’ai repéré 48 items d’exceptionnalité. On est exceptionnels en tout !

Tout cela a servi à masquer les contradictions sociales : on pouvait ne pas avoir à manger, mais être fier de l’étendue de l’Empire français. Les Anglais pillaient ; les Français pillaient mais avaient en même temps la vocation d’éduquer. « Je sais mieux que toi ce qui est bon pour toi » : voilà le résumé du discours de domination à la française.

Ce modèle, c’est celui de l’assimilation : l’accès à l’égalité passe par la destruction de toute différence, donc la négation de soi.

C’est très destructeur au niveau de la personnalité : dans les hôpitaux psychiatriques, on trouve beaucoup de gens à qui on a demandé de se renier.

La violence a été très forte vis-à-vis des immigrations, mais, tant que celles-ci provenaient d’autres pays européens, cela pouvait être compensé par une ascension sociale.

Pour les immigrés issus des anciennes colonies, il y a un refus spontané de l’assimilation. C’est ce que j’appelle le syndrome de la djelabbah. Mon père mettait son costume de ville pour descendre la poubelle : pour lui, ce n’était pas très destructeur car il pensait qu’il allait rentrer au pays. Moi, j’ai descendu la poubelle avec la djellaba ! Ce qui était déjà inadmissible pour certains… La logique de l’assimilation exigeait de moi la disparition de ma djellaba, c’est-à-dire exigeait que je sois invisible.

 

La pensée des Lumières

La pensée des Lumières est présentée comme étant le grand pas en avant dans la pensée de l’humanité, et ce serions nous qui l’aurions créée en France. Or, il y a eu de grands penseurs pour l’humanité dans d’autres pays et sur d’autres continents.

Les penseurs des Lumières ont parlé de démocratie, de liberté d’expression, mais pas pour tous : les Lumières étaient sexistes (les femmes n’avaient aucune place), « classistes » (seules les classes dominantes avaient « le loisir de la réflexion politique », comme le dit Guizot) et racistes (l’émancipation ne concerne pas les Noirs et les esclaves).

Ce discours n’a pas vraiment changé, et tout cela se fait au nom de l’émancipation humaine. Ainsi, le racisme contemporain se justifie au nom de l’émancipation des femmes.

Conséquence de tout cela, une pensée « essentialiste » : ce qui doit être relié, c’est ceux qui partagent une essence commune. Si tu veux entrer dans l’identité, tu dois renier tes racines et rentrer dans une assimilation pleine et totale. Le discours actuel sur le pays qu’il faudrait « réarmer » est réactionnaire au sens propre du terme : il suppose qu’il faudrait revenir en arrière pour trouver la solution aux problèmes d’aujourd’hui.

Il y a pourtant une autre conception du lien : ce qui relie les gens, ce sont avant tout les intérêts sociaux. Et tous les dominés ont intérêt à cette seconde conception, qui est aussi la mienne.

 

La période actuelle

Les questions sont aujourd’hui clairement posées : on ne pourra pas raccommoder le système puisque des gens refusent la logique d’assimilation à l’œuvre depuis la Troisième République.

La présence des Noirs et des Arabes ici est telle que la France est devenue, de fait, multiculturelle et multi-religieuse. Et ça ne pose d’ailleurs aucun problème… Le problème, c’est que cela se heurte à une conception uniculturelle et unireligieuse. Et cela ne peut mener qu’à des conditions d’affrontement au sein du peuple français. Le plus grave, dans l’affaire du burkini, ce n’est pas que des maires aient pris ces arrêtés, mais que des baigneurs aient pris leur téléphone pour appeler la police.

Abdelmalek Sayad, sociologue spécialiste de l’immigration, nous explique que le « bon immigré », dans le modèle français des années 1950, a trois caractéristiques :

  • il est invisible (on construisait les foyers d’immigrés là où ils ne risquaient pas de croiser d’autres gens). Or, la honte de soi a diminué, et on voit aujourd’hui émerger la revendication d’être visibles ;
  • il est apolitique, car il a conscience qu’il est invité et ne revendique rien. Or, aujourd’hui, les jeunes créent des associations et critiquent ouvertement certains politiques. En bas des cages d’escalier, il y a un réel intérêt pour la marche du monde et la place que ces jeunes peuvent y trouver ;
  • il est poli et dit « merci » même quand on lui tape dessus, il accepte le contrôle au faciès sans réagir ou presque… Or, les enfants français commencent à protester.

On ne pourra pas revenir au modèle antérieur, et c’est tant mieux !

Que se passe-t-il quand des dominés refusent la place qui leur est assignée par le système de domination ? C’est là qu’apparaît la violence.

On voit alors apparaître successivement ce que le philosophe Sidi Mohamed Barkat appelle trois « corps d’exception » :

  • le « corps invisible » (les femmes sont à la maison et acceptent la double journée, et des assistantes sociales expliquent même aux femmes comment accueillir le mari qui revient de l’usine !) ;
  • le « corps malade » (« Voyez madame, vous êtes hystérique ! » ; ou bien : « Les enfants d’immigrés, ils sont mal dans leur peau… ») : on interprète le refus de la domination comme une forme de maladie, et on leur propose de les soigner ;
  • si le dominé refuse d’être considéré comme un malade, on a la construction d’un « corps furieux » : les contestataires sont fous, quels qu’ils soient !

 

Trois petites conclusions

  1. Il faut mettre à la poubelle certains thèmes, comme l’intégration : il est vomi dans les quartiers populaires car ce qu’il y a derrière, c’est bien la logique d’assimilation. Ce sont des termes qui empêchent de penser la réalité.
  2. Si l’on veut éviter d’être imprégnés par l’idéologie dominante, on ne peut pas se passer de la parole des premiers concernés (car les hommes doivent avoir conscience de leur sexisme, les Blancs de leur racisme latent, etc.).
  3. La réaction est extrêmement violente : on assiste aujourd’hui à une course de vitesse entre de vrais projets égalitaires et une tentation fascisante. Cela me fait penser à cette phrase du théoricien communiste italien Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres». La tentation de retour à une société figée est importante.

 

Débat

La laïcité s’est aussi construite face à une religion étouffante… Et je la sens aujourd’hui attaquée par une idéologie oppressive. Comment peut-on démêler les choses ?

J’ai tordu le bâton dans un sens en parlant de ce que la République ne nous dit pas. Mais, bien sûr, je ne suis pas favorable à un retour à la monarchie. Sur la laïcité, c’est un mensonge historique que de dire qu’elle a été inventée en France : dans les villages maghrébins, il y a toujours eu un imam (chargé des questions religieuses) et un amin (chargé des questions politiques). La laïcité est apparue en France comme un outil de défense des protestants et des juifs face à la domination des catholiques. Est-ce que l’Islam influence aujourd’hui la politique en France ? Bien sûr, il y a un islam politique dangereux, mais ça, c’est le problème des services secrets et de police. Quand cette question entre dans le débat public, il y a une essentialisation, qui dérive en stigmatisation. On devrait plutôt se préoccuper de la question de l’accès égalitaire au culte pour toutes les religions. Jusqu’aux années 1980, on a eu des Musulmans qui, parce qu’ils pensaient qu’ils allaient rentrer au pays, ne demandaient pas de mosquées, de carrés musulmans… Quand on a eu les premières demandes de carrés musulmans, Libé a titré « Echec de l’intégration ? ». Moi j’aurais plutôt titré : « Réussite de l’enracinement ? ».

N’y a-t-il pas un angle mort dans votre approche : celui des femmes non immigrées ?

Karl Marx disait qu’il faut toujours se poser la question de « à qui cela profite ? ». Mettre en exergue le problème des femmes voilées vise à nous faire croire que la question de l’émancipation serait réglée pour les autres femmes, les « non-immigrées ». Du coup, parallèlement, la cause des femmes régresse.

Avez-vous d’autres exemples de termes qu’il faudrait mettre à la poubelle ?

  • « Mixité sociale » : ça n’a jamais existé de faire vivre ensemble dans les mêmes espaces dominants et dominés. Mais l’idée sous-jacente à ce mot d’ordre, c’est que, si on fait venir quelques cadres dans les quartiers populaires, ils vont éduquer les pauvres !
  • « Cohésion sociale » : c’est la négation des classes sociales.
  • « Diversité » : quand on vous en parle, c’est pour éviter de parler de la lutte contre les discriminations. La diversité, c’est la photo de famille. L’égalité, c’est l’organigramme avec les relations hiérarchiques et la place qu’occupe chacun.

Quel horizon politique proposez- vous ? « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », est-ce encore d’actualité ?

On était dans un héritage de hiérarchisation des luttes, où les leaders expliquaient aux autres : on va d’abord faire la révolution, et vous aurez des droits après. Autrement dit, l’idée qu’il y avait des luttes « principales » et des luttes « secondaires ». Aujourd’hui, on en est sortis et on est sans doute dans l’excès inverse : chacune des catégories dominées veut mettre son combat en avant. Mais je suis optimiste : il faut arrêter de poser que l’unité des dominés est une condition de départ, c’est plutôt un résultat.

Pourquoi n’y a-t-il pas eu la même inquiétude vis-à-vis de l’american way of life ?

Il faut avoir une vision géostratégique : on a affaire à des enjeux économiques de concurrence entre grandes puissances, qui expliquent le retour des guerres là où il y a du pétrole et des minerais stratégiques. Or, dans toutes ces régions, l’islam est la religion dominante. Donc, pour justifier telle ou telle intervention militaire, il suffit de faire émerger un groupe djihadiste.

On n’a pas cette question vis-à-vis des Etats-Unis, qui ne sont pas un Etat dominé. La question est celle de l’existence de deux types d’Etats dans le monde actuel, et la France se situe du côté des Etats dominants. La France et les autres pays de l’Union européenne défendent par exemple la signature des APE (accords de partenariat économique) avec l’Afrique, qui vont générer des famines comme on n’en a jamais eus. C’est un scandale de défendre la signature de ces accords APE !

Peut-on mettre en parallèle l’uniformisation culturelle que vous dénoncez avec la volonté d’uniformiser la nature, l’alimentation… Est-ce dans la nature humaine de ne pas vouloir de la diversité ?

Ce qu’on appelle les jardins « à la française », c’est que chaque chose doit être à sa place. Il y a donc bien un lien entre les deux. La logique unicitaire peut s’appliquer à plein de domaines différents.

Comment peut-on dépasser les diverses crispations identitaires ?

Il faut éviter les logiques de généralisation et d’amalgame : on peut repérer un problème précis et essayer d’en analyser les causes.

Si nous n’arrêtons pas le délire sur la laïcité qui se développe depuis quinze ans, on va segmenter la société : car si le centre social ne veut pas fournir de repas halal, on va voir se multiplier les centres sociaux musulmans.

 

LA CRIMINALISATION DES LUTTES

Il faut d’abord rappeler la séquence historique qui est la nôtre, marquée par la répression des luttes sociales et les poursuites judiciaires contre les militants. Le mouvement social contre la Loi Travail a fait l’objet d’une répression sans précédent depuis des années. Il y a donc bien une violence sociale étatique.

 

Comment penser et analyser la violence ?

On est passé d’une relative paix sociale et à une violence plus ouverte.

Utiliser « violence » au singulier, c’est condamner les seules violences réactives.

On a une vraie difficulté à distinguer conflit et violence : si on confond ces deux notions, on va être inévitablement dans la condamnation de la révolte des dominés.

La violence est un conflit qui n’a pas eu lieu, autrement dit qui empêche les conflits d’intérêt à se manifester autrement que dans le passage à l’acte.

Helder Camara, évêque brésilien, distinguait trois types de violences :

  • la violence du système, qui est une violence invisible : si on oublie cela, on est tentés de ne voir que la violence des dominés ;
  • la violence des dominés, lorsqu’il n’y a aucune autre voie pour faire entendre leur voix, négocier, obtenir des droits, des avancées…
  • la violence de la répression contre les dominés pour qu’ils retournent à leur place (médiatiquement, on dit : « Les policiers sont obligés de se défendre »).

 

Les trois phases de l’émancipation

Frantz Fanon, psychiatre et grand penseur de l’anticolonialisme, estimait que, face à une domination, il y a trois phases dans la quête de l’émancipation

  • dans la première phase, le dominé tente de plaire à son dominant, dans l’espoir que, s’il ressemble au dominant, celui-ci va lui concéder l’égalité… et ça ne marche pas !
  • dans une deuxième phase, dite « de réaffirmation », le dominé tord la barre de l’autre côté : « Je ne lâche plus rien ! » ;
  • dans la troisième phase, de compréhension systémique, le dominé comprend que ce ne sont pas les individus qui posent problème, c’est un système.

La deuxième phase, celle de la réaffirmation, parfois violente, est indispensable. Car sinon, on reste coincés dans la première. Et lorsqu’un dominé ne peut pas extérioriser ce qui lui fait mal, il garde sa colère en lui, il la retourne contre lui-même. L’augmentation de la maladie mentale et du nombre de schizophrènes ne traduit-elle pas toute cette violence retournée contre soi ? Et puis, on se retourne contre ses proches : il y a de la violence dans les quartiers populaires, mais ce sont des pauvres qui se retournent contre d’autres pauvres… donc dans une logique d’autodestruction.

Si je me tais sur une forme de violence, je suis complice des autres. Tant qu’il y aura de la domination, il sera inéluctable que les dominés se révoltent, parfois de manière violente.

Qu’est-ce qu’on fait pour visibiliser la violence du système ? Il faut sortir de tous les discours consensuels. « On ne pense pas de la même manière dans un château et dans une cabane », disait le révolutionnaire russe Gueorgui Plekhanov.

Il faut rétablir la légitimité du conflit d’intérêts. Le mythe de la cohésion sociale et du « vivre ensemble » détruit la conflictualité.

S’il y a un mot nécessaire aujourd’hui, c’est celui d’égalité. Que veut dire une liberté, si mon voisin ne l’a pas ? La dynamique de la démocratie suppose de poser la question de l’égalité.

 

Que faire face au troisième type de violence, celui de la répression ?

Aujourd’hui, chacun est solidaire avec ses propres militants, mais pas avec les autres. Cela interroge sur notre capacité à sortir des luttes prises une par une et à comprendre la dimension systémique de la répression.

La violence vis-à-vis des jeunes des quartiers (près de 200 jeunes tués en dix ans, sans qu’il y ait beaucoup de protestations des syndicats et des partis de gauche) a préparé celle vis-à-vis des mouvements sociaux.

J’ai fait un débat avec des jeunes de quartiers sur Rémi Fraysse, mort de la répression policière dans la lutte contre le barrage de Sivens : ils n’étaient pas prêts à se mobiliser car ils avaient le sentiment de ne pas avoir été soutenus, eux, face à la répression policière.

A chaque fois qu’on rate une solidarité avec des dominés, on contribue à cliver le camp populaire. Qu’est-ce qu’on fait face à la répression qui frappe les Roms, les réfugiés, les sans-papiers… Pourtant, c’est là qu’il faut aller voir comment s’exerce la violence d’Etat. Il faut commencer par ceux qui se sentent le plus touchés.

La « chemise arrachée » du DRH d’Air France ? Il n’y a pas eu non plus de solidarité des jeunes des quartiers face à la répression. Objectivement, ils ont tort de ne pas être solidaires, mais il faut comprendre qu’il y a des raisons à cela.

 

Débat

Y a-t-il des exemples de sociétés multiculturelles égalitaires ?

Il faut avoir un regard sur la longue histoire. On revient de très loin. Chaque nouveau système réutilise à son profit les dominations du passé. Mais l’humanité, globalement, avance : les formes de domination actuelles sont sûrement moins violentes que l’esclavage.

Il y a des sociétés où la multiculturalité est reconnue, mais qui ne se préoccupent pas du tout d’égalité (par exemple, la Grande-Bretagne). Et d’autres qui tiennent encore au respect des droits sociaux, mais qui veulent une unicité culturelle (c’est plutôt le cas de la France).

Une diversité égalitaire : voilà l’enjeu de la société à construire.

Les manifestations de policiers ne reprennent-elles pas les mêmes codes ?

Quelle est la revendication première mise en avant par les policiers qui manifestent ? La légitime défense : « Donnez-nous plus de liberté pour pouvoir tirer ! » Ce n’est pas un mouvement qui met en avant les conditions de travail ou les heures supplémentaires. Ce sont des mouvements très dangereux, infiltrés par l’extrême-droite : on a été trop tolérants par rapport à ça. Il y a fascisation du corps policier. Il n’y a jamais eu de travail sur la question « Qui sont nos policiers ? ». Or, à la Libération, tous ceux qui avaient collaboré avec les Allemands sont restés en place. Et le 17 octobre 1961, il y a eu trois policiers en tout et pour tout pour refuser les ordres de massacrer des Algériens à Paris. Beaucoup de ceux-là sont restés en place… et ce sont parfois les mêmes qu’on a envoyés dans les quartiers populaires pour mater les jeunes ! Certains jeunes policiers démissionnent, mais ceux qui restent ont complétement assimilé l’idéologie dominante.

Quelles sont les preuves du rapport entre domination post-coloniale et maladie mentale ?

On estime que quatre employeurs sur cinq discriminent les salariés en fonction de leur origine. Certains disent « Mais on n’en a pas la preuve ! ». Alors nous proposons des statistiques ethniques, mais ils n’en veulent pas !

Sur la mentalité mentale, c’est la même chose : on n’a pas de chiffres, mais si vous interrogez les salariés des hôpitaux psychiatriques, ils vous diront à quel point il y a des noirs et des arabes dans leurs établissements. Donc, on ne peut pas le prouver… mais c’est parce qu’il y a une volonté de cacher cette réalité. I

Tout le monde sait qu’il y a un déterminisme de classe, d’origine, de genre : donc les conditions concrètes de vie – et notamment de domination – influent sur les maladies mentales.

Quelle différence faites-vous entre « égalité » et « équité » ?

Il y a un processus de récupération des mots des dominés par les dominants.

Historiquement, l’équité, selon Platon, c’est « l’égalité tempérée d’amour ». Concrètement, cela veut dire que la justice doit prendre en compte les inégalités de départ.

Aujourd’hui, ce mot est utilisé en opposition avec l’égalité : chacun a la part qu’il mérite. On appelle « équité » le plus petit dénominateur commun.

Faut-il abandonner les mots lorsqu’ils sont dévoyés ? Ou se battre pour qu’on revienne à leur sens initial ?

La novlangue détourne les mots pour leur donner un autre contenu.

L’égalité, ce n’est pas traiter tout le monde de la même manière : c’est prendre en compte les inégalités d’origine pour parvenir à une situation égalitaire à la fin.

Comment rendre visibles les violences du système ?

D’abord, il faut en parler. On a sous-estimé les clivages au sein du monde populaire. Les premiers concernés savent mettre des mots sur les violences systémiques.

Les violences systémiques ne se comprennent pas individuellement, c’est en échangeant avec d’autres qui ont connu les mêmes violences que l’on peut comprendre la nature systémique des violences et entrer dans une démarche collective. Dans une enquête que j’ai faite auprès des jeunes des quartiers au chômage, 70 % d’entre eux pensaient spontanément que c’était de leur faute.

Il faut des lieux qui permettent de refaire du collectif.

Mais il y a aussi de la violence dans les quartiers chic, non ?

Sur la question des quartiers populaires, il y a deux erreurs à ne pas faire :

  • la première, stigmatisante, est celle de les réduire à des « zones de non-droit » ;
  • la seconde serait de nier le fait que la situation s’est dégrade dans ces quartiers depuis quinze ou vingt ans. Il reste des militants, mais l’effervescence associative n’est plus la même. Il faut qu’on parle dans nos quartiers de la violence qui augmente, car ce sont des pauvres qui tapent sur des pauvres.

Je pense à ce jeune qui m’a dit un jour : « Ils parlent de “zones sensibles” à propos de nos quartiers : est-ce que ça voudrait dire que, eux, ils vivent dans des “zones insensibles” » ! C’est incroyable la capacité de création linguistique qu’ont les jeunes : par exemple, il n’y a qu’eux qui pouvaient inventer le terme de « galère ».

Les jeunes des quartiers populaires se considèrent-ils comme politisés ? Peut-on ramener un intérêt pour le politique ?

Eux-mêmes vont dire qu’ils ne sont pas politisés. Et si le terme bloque les choses avec eux, ne l’utilisons pas ! L’essentiel, c’est d’avoir des espaces collectifs pour parler des choses. Mais à l’heure actuelle, leurs espaces ne sont pas les mêmes que ceux où se trouvent les militants ou les artistes. Tout l’enjeu actuel est de connecter, relier, ces différents espaces de résistance et de création…

Quelle est la place de la télévision et des médias dans cette dynamique ?

Il ne faut pas croire que les médias reflètent la réalité sociale. Ils contribuent à construire une représentation du monde… mais il n’y a pas besoin d’un grand complot pour cela : il suffit de vivre dans l’entre soi pour relayer cette idéologie dominante.

Il y a de nouvelles sources d’information alternative, mais comment trouver de bonnes informations ?

Le futur gouvernement ne va-t-il pas nous endormir comme les autres ? Je n’ai pas d’espoir que tout cela change.

Les esclaves aussi pensaient que ça ne changerait jamais. Et les peuples colonisés, de même…

Quelle est la posture qu’il faut tenir dans des périodes comme celle-ci ? Antonio Gramsci disait aussi que, dans ces périodes d’incertitude, il faut concilier le pessimisme dans l’analyse (regarder jusqu’au bout ce qui ne va pas) et l’optimisme dans la volonté (personne ici ne sait la vitesse que peuvent prendre les événements : au 1er novembre 1954, on disait que tout était calme en Algérie ; fin avril 1968, Le Monde titrait « La France s’ennuie ! Tout est calme » !).

Que ferez-vous à l’élection de 2017 ?

Je ne sais pas encore ce que je ferai. Il y a deux positions possibles, elles sont toutes deux respectables, mais il faut les mettre en débat :

  • il n’y a aucun candidat qui est dans une logique de rupture vis-à-vis du système, donc je ne voterai pas ;
  • dans la course de vitesse actuelle entre la tentation fascisante et le projet égalitaire, mieux vaut voter pour le moins pire !

 

[La Patrie] Adrien Roux (ReAct) : « Face aux multinationales, il faut créer des luttes internationales »

Militant formé aux techniques du « community organizing » de Saul Alinsky, Adrien Roux a monté à Grenoble l’un des premiers groupes à utiliser cette méthode en France, l’Alliance citoyenne. Il contribue à mettre en place des dynamiques du même type, dans d’autres villes et régions de France. Dans le cadre du ReAct (Réseau pour l’action collective internationale : http://projet-react.org/v2/fr/), il essaie de penser et d’organiser l’internationalisation des luttes contre les multinationales. Ayant pas mal circulé à travers le monde, il est venu témoigner devant le groupe des réalités sociales et des luttes qu’il a rencontrées.

Avant de présenter au groupe du grand chantier des exemples concrets, Adrien Roux a commencé par dresser un petit panorama historique des relations entre les Etats et les entreprises privées.

  • La révolution industrielle a vu les entreprises commencer à demander aux États leurs services pour les aider à s’implanter. En échange, elles donnent de l’argent ou font miroiter plus d’impôts locaux, et surtout la création d’emplois, donc de richesses.
  • Au 19e siècle, on assiste à la création des comptoirs coloniaux (en Inde, à Singapour, à Hong-Kong…) ou bien on force la main à la Chine pour qu’elle accepte les marchandises britanniques sans les taxer. Les colonies représentent une véritable aide pour les entreprises françaises.
  • De 1914 à 1945, c’est la période des grands conflits : les entreprises s’enrichissent en fabriquant des armes ou autres denrées, mais les Etats reprennent la main… Le socialisme (en Russie) et le fascisme (en Italie, puis Allemagne) incarnent la prise de pouvoir de l’Etat sur la société, la fin du libéralisme. Dans les années 1930, c’est aussi une nouvelle poussée des mouvements ouvriers en France, aux Etats-Unis, au Royaume-Uni: l’Etat devient arbitre entre ouvriers et patrons. En 1945, l’entreprise qui n’obéit pas, on la nationalise ! La menace, c’est le communisme qui sort triomphant de la guerre, avec l’URSS, 3 millions de syndiqués à la CGT, et un Parti communiste qui est le premier parti de France aux élections.
  • A partir de 1970, les entreprises qui ont fait fortune pendant les Trente Glorieuses reprennent la main. Elles dictent l’ouverture des marchés, l’ouverture des frontières pour les marchandises avec la CEE, puis la dérégulation financière dans les années 1980… Les produits sont détaxés, les entreprises investissent à l’étranger et deviennent multinationales.

La principale menace, ce ne sont plus les Etats ou les syndicats qui peuvent l’agiter avec la grève, la nationalisation ou le communisme. La principale menace est désormais exprimée par les multinationales : les frontières sont ouvertes, on peut délocaliser la production et les produits seront importés.

Les États font la cour aux entreprises pour qu’elles viennent s’installer chez eux. Les Emirats arabes, le Qatar, Dubaï ont compris qu’un État est d’abord un commercial qui vend son territoire (on parle de marketing territorial) : tous les gouvernements vendent leur territoire à des entreprises et se construisent une image de marque (grandes tours, cadre de vie, etc.) pour les attirer. L’attractivité du territoire devient l’alpha et l’oméga des politiques publiques : on fait des crèches pour les cadres des grandes entreprises américaines, disait Michel Destot, ex-maire de Grenoble).

En France, les grands projets inutiles (GPI) ne sont pas inutiles pour tout le monde, ils servent les intérêts des entreprises. Le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes a été conçu pour faire venir des entreprises et satisfaire celles qui sont là.

 

Adrien à Dubaï

Pour fournir la meilleure main d’œuvre (pas chère), Dubaï fait venir des Népalais, des Indiens et des Pakistanais. Des tours de 800 mètres de haut en centre-ville, des bâtiments de 800 m de long en périphérie – des poulaillers de 15m² pour 12 personnes où sont parqués les ouvriers. Habillés en bleus de travail avec le logo de l’entreprise, ils montent dans des bus avec le logo de l’entreprise, ils travaillent 10 à 12 heures par jour sur les chantiers de l’entreprise, et ils rentrent dans les logements de l’entreprise le soir. Leur passeport appartient à l’entreprise qui les emploie. Sur les logements est écrit « labour camps »… Ils auraient pu écrire en allemand, ArbeitLager pour mieux décrire la réalité totalitaire qui se joue ici : un nouveau totalitarisme, un totalitarisme d’entreprise.

On leur confisque leur passeport. Les gens payent pour venir bosser là. Et si les gens ne sont pas contents, ils n’ont qu’à rentrer dans leur pays.

Dubaï défend exclusivement les entreprises. Les travailleurs n’ont aucun droit, aucune défense. Si grève, expulsion. Si troubles, expulsion.

Sur ce même modèle de travail, on trouve les travailleuses du sexe.

À Dubaï, Adrien a vécu la coupure entre le monde des expatriés et celui des labour camps. Les premiers vivent tout le temps à 25°, même la plage est climatisée. « Dubaï, c’est le paradis », disent les expat. Quand on sort de ce « cercle », il fait partout 40°, les chantiers, les poulaillers : « Dubaï, c’est l’enfer », disent les travailleurs. Et certains expatriés ne savent même pas que ces camps existent.

 

Adrien à Casablanca 

Dans les centres d’appel qui existent en France (à Roanne, à Gennevilliers…), les conditions de travail se détériorent. Les tentatives de négociation se soldent par un simple : « Si vous êtes pas contents, de toutes façons on va délocaliser ! ». D’ailleurs, lorsqu’il y a trop de grèves, pour faire peur aux salariés, la direction décide de transférer les appels sur Casablanca.

Adrien nous a raconté son déplacement à Casablanca.

« À l’image du capital qui est mobile et possède ses réseaux, nous, on utilise les nôtres – amis ou famille à l’étranger. Notre mobilité à nous. C’est ainsi que je me retrouve au Maroc pour tenter d’internationaliser la lutte des salariés de B2S.

À Casablanca, il n’y a pas de syndicat. Durant leur pause café-cigarette, je parle avec les salariés, j’essaie de trouver des personnes qui n’ont pas peur de monter un syndicat (il y a quelques années, tous les responsables syndicaux de l’époque ont été licenciés).

Et puis, au bout d’un certain temps, tout est prêt. À 11h, on officialise le syndicat, et on demande une négociation avec les patrons. À midi, huit membres du bureau du syndicat de Casablanca sont mis à pied. En France, les salariés font grève et les syndicats interpellent la DRH : « On ne vous lâchera pas tant que les huit personnes ne seront pas réintégrées ». La DRH France n’était pas au courant. Surprise même.

En fin d’après-midi, la mise à pied est suspendue.

Il y a un écart entre les leviers de pression qu’on peut avoir sur le siège en France et les pratiques dans les différents pays, comme le Maroc. On a donc fait pression en France pour que les patrons français fassent pression au Maroc : la DRH France a tapé sur les doigts de la manager marocaine. En retour, s’il y a grève en France, les reports d’appels ne pourront plus s’effectuer à Casablanca. Les salariés, en lien désormais, seront solidaires.

 

Adrien en Chine

Après 4 morts dans un centre EDF, un responsable m’explique pourquoi: « En France, vous ne voyez jamais un vélo rouler à contre-sens sur une double-voie ? Et bien ici, c’est courant.

– Oui, et alors ?

– Le Chinois n’a pas la culture de la sécurité. Il n’a pas le même rapport à la vie. Alors, immanquablement, les accidents du travail sont légion… »

Les ouvriers décédés travaillaient 13h par jour sans équipement de sécurité. Un problème de culture, dites-vous?

 

Arcelor en Inde

Des habitants de la province du Jharkhand se sont fait prendre leurs terres par le gouverneur de l’Etat, et celui-ci les a ensuite revendues à ArcelorMittal. Alors les habitants ont fait un sit-in de protestation devant chez le gouverneur, mais celui-ci n’a pas de pouvoir. C’est Arcelor qui a le pouvoir face aux gouvernants, car le groupe brandit toujours la menace de partir si on n’est pas contents. Et c’est vrai qu’il a une grande capacité de mobilité.

Il faut comprendre le capitalisme mondialisé comme un jeu à 5 acteurs :

  • la société civile en Inde ;
  • les pouvoirs publics indiens ;
  • la société civile en France ;
  • les pouvoirs publics français ;
  • Arcelor Mittal.

Cinq joueurs : quatre perdants, et un gagnant !

 

Le débat 

Quelles sont les relations qui lient les grands groupes français et le gouvernement ?

Bolloré est implanté au Cameroun, en Côte d’Ivoire, etc., mais il a des concurrents chinois et américains. Le gouvernement français l’aide en l’emmenant dans ses déplacements officiels. Et si les pays visités signent avec Bolloré, la France, en échange, promet aux dirigeants (dictateurs) africains une aide militaire.

On se rappelle de la phrase de Sarkozy à Biya en 2007 : « Quand on aime la France, on aime les entreprises françaises ! »

C’est super ce que tu fais, mais ce n’est pas toi qui prend les risques, se sont eux !

Je ne vais ni les empêcher de prendre des risques, ni les encourager à en prendre plus qu’ils ne veulent. On essaie de mettre en place les conditions à la fois pour minimiser les risques et pour augmenter la probabilité de gagner. Les gens sont adultes et responsables, ils savent ce qu’ils font. Mais c’est vrai que, quand un camarade est en prison et que toi Bolloré ne te met pas en prison, il arrive de douter et de se demander si on a raison de se battre.

Ca arrive parfois que ce soit des syndicalistes étrangers qui contactent des syndicalistes français ?

Oui, c’est le cas de la lutte « Fight for fifteen » : les travailleurs des fast food aux Etats-Unis ont lancé une campagne, avec les syndicats américains et des alliances citoyennes autour. On se bat pour 15 $ de l’heure et le droit syndical dans les fast food. L’Etat de New York, celui de Californie et la Ville de Seattle ont fait passer cette mesure. Ca a donc permis d’obtenir des victoires locales, mais McDo ne cède pas : ils refusent d’autoriser la création des syndicats.

Quel est le 2e pays du monde où McDo fait le plus de bénéfices ? C’est la France. Donc ils viennent voir les syndicats français pour faire mal à McDo ici aussi. On va recruter un organisateur sur McDo en France. La CFDT nous oppose que McDo, c’est moins pire que d‘autres. Il n’y a que la CGT qui nous a dit OK…

Qu’est-ce qui vous a motivé à travailler plutôt avec les travailleurs étrangers que français ? Et pourquoi plus les travailleurs que les consommateurs ?

On a commencé à lutter en France : dans les quartiers populaires et les secteurs très précaires, on essaie de construire des conditions de lutte. Par exemple, actuellement, les femmes de ménage de la région de Lyon : elles sont payées à la chambre, certaines travaillent six heures pour être payées deux heures… Elles ont fait la grève du nettoyage des toilettes, et ont distribué des couches aux consommateurs du centre commercial pour faire la « grève du caca », on a même fait un « shit-in » ! Le directeur du centre commercial faisait pression pour débloquer le conflit, car ça met le désordre dans son centre. Les logiques de domination et d’abus, pas besoin d’aller au bout du monde pour les trouver. L’entreprise n’a lâché que sur les points sur lesquels ils étaient dans l’illégalité. Elle essaie de calmer le jeu, mais ne veut pas paraître céder face au syndicat !

Par qui êtes-vous financés ?

Je n’ai jamais été payé pour faire tout ce que je vous raconte ici… Concernant la lutte à McDo, ce sont les syndicats américains qui nous financent.

Le plus logique, c’est que ce soit les gens qui s’organisent qui cotisent : au Cameroun, les organisateurs sont payés par les cotisations des communautés.

A Lyon, l’organisatrice est payée par les syndicats… à condition de trouver dix nouvelles syndiquées par mois ! Ca génère aussi des contradictions : on est obligé de se mettre la pression. Notre pouvoir dépend du nombre de personnes qui font grève, aussi a-t-on une forte pression des chiffres : « Tu as combien de nouveaux contacts aujourd’hui ? Combien de membres cotisants ? »

Quelquefois, on essaie d’être financés par des riches individus : un ancien dirigeant d’ArcelorMittal a financé la refonte du site Internet.

En quoi êtes-vous solidaire des actions contre McDo aux Etats-Unis ?

Le but n’est pas de mener des actions de solidarité avec eux, mais de lutter ici pour aboutir à un accord à l’échelle globale.

Et là, je vais vous faire un petit rappel historique.

Dès 1848, la proposition stratégique, c’était : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Et en 1864, la première internationale des travailleurs est créée pour mettre en pratique la proposition de Marx.

Tout cela s’est fait laminer par la guerre de 1914-18 : aucun parti socialiste ne s’est levé pour refuser la guerre contre le pays d’à-côté. En Allemagne, Rosa Luxembourg prêchait seule dans le désert. Pas un membre du SPD n’a voté contre la guerre.

Il y a eu un début de reconstitution dans les années 1950 avec des « secrétariats syndicats internationaux ». Mais plus on monte dans la hiérarchie des instances syndicales, plus on perd de vue cette logique offensive. Seule exception : l’agro-alimentaire, où Dan Gallin un militant exemplaire (trotskiste), a pris la tête de cette coordination internationale. Dès 1978, l’UITA (fédération internationale de l’agroalimentaire) a ainsi engagé une bataille internationale contre Coca-Cola. La 1ère lutte multinationale d’ampleur.

Dans la majeure partie du XXe siècle, l’hypothèse stratégique de gagner des droits sociaux grâce à des luttes nationales, dans le cadre d’un compromis patronat-salariés, est celle qui triomphe : dans ce cadre, l’internationalisme a peu d’intérêt. Mais il y a des personnages mythiques, comme Gaston Donnat, au Cameroun, un cégétiste qui aide à la création de syndicats.

Un nouvel internationalisme émerge depuis le triomphe du néo-libéralisme. On invente la notion d’« accord cadre monde », pour faire pression sur les directions au niveau mondial.

Dans l’histoire que je vous ai racontée, B2S n’a pas poussé à un accord cadre mondial. Il y a eu des victoires locales. Dans quelle mesure ces avancées sont liées à la mobilisation internationale ? C’est difficile à dire… En tout cas, on a réussi à passer de l’employé marocain perçu comme une menace (parce qu’il accepte des conditions de merde) au même employé perçu comme un allié. Plus on arrive à identifier un ennemi commun, plus on devient solidaires les uns des autres.

 

La lutte internationale contre Bolloré

On a eu un contact avec des Camerounais, qui nous ont parlé de Bolloré : l’entreprise a étendu ses plantations de palmiers à huile sur les terres du village, «ils nous volent nos terres,  notre patrie », ils ont une milice d’agents de sécurité qui matraquent les villageois. Et le gouvernement camerounais est complice de ça ! (Bolloré paie très peu d’impôts là-bas et rapatrie une large part de ses bénéfices au Luxembourg). Les capitalistes n’ont pas de patrie, ils n’ont qu’un patrimoine. Mais ils font pression sur les gouvernements locaux pour obtenir tel ou tel avantage.

Marx parlait de la bourgeoisie cosmopolite, qui se joue des Etats et des frontières.

Comment construire une pression pour faire reculer un grand groupe come Bolloré ?

Bolloré a des plantations de palmiers à huile au Cameroun, en Côte d’Ivoire, au Libéria, en Sierra Leone, au Cambodge… Hypothèse stratégique : mener une action coordonnée, le même jour, entre les différents pays. Il faut que ça devienne plus coûteux pour Bolloré de poursuivre cette injustice que d’y remédier.

Bien sûr, la question se pose : t’es qui, toi, Adrien « le blanc », pour aller donner des conseils au Cameroun ? C’est vrai que je n’y allais pas seulement pour « documenter » la situation et la dénoncer, mais bien pour travailler avec les leaders locaux.

Une des premières choses, c’est de partager les situations, leurs analyses et les luttes menées entre les différents pays d’implantation.

Deuxième temps : on a recruté des organisateurs, qui ont eu une expérience dans le syndicalisme étudiant, par exemple. Et puis, on les a formés.

Au Cameroun, on a d’abord formé un permanent du syndicat des paysans ruraux.

On a construit une organisation en grimpant quatre marches successives :

  • ORGANISER : aller voir tout le monde, encourager tous à s’organiser, à devenir membre d’une même organisation, organiser des assemblées ;
  • REVENDIQUER : décider ensemble des revendications prioritaires et les porter ;
  • AGIR : monter des actions collectives pour faire pression sur le groupe Bolloré ;
  • NEGOCIER : ouvrir des négociations avec le groupe.

Dans l’une des implantations, un directeur local a cédé pas mal de choses : puis, on vient d’apprendre qu’il a été muté. Et son remplaçant revient sur certains engagements pris par son prédécesseur. C’est aussi ça la difficulté quand on négocie avec un groupe multinational : il faut arriver à passer par-dessus les directions locales et nationales, puisque la stratégie du groupe est internationale.

On a commencé par des « journées d’action internationales » : le même jour, des actions de désobéissance dans plusieurs plantations… Pendant ce temps-là, on intervient à l’AG des actionnaires du groupe. « On n’a plus de terres disponibles dans notre pays, alors on vient planter notre manioc sur les pelouses de Bolloré ! »

On tape le sommet de la pyramide, et plus seulement le directeur local.

Les frontières africaines ont souvent été tracées par les colonisateurs. Et les multinationales, c’est bien la traduction concrète, actuelle, des effets de la domination coloniale.

Une journée de blocage des plantations, c’est 280 000 € de perte sèche pour la boîte !

Le groupe Bolloré demande des prêts à la Banque mondiale : l’an passé, elle l’a refusé compte tenu du fait que le groupe ne respecte pas les principes éthiques.

Alors Bolloré a accepté de négocier : « Je ne suis qu’un actionnaire minoritaire mais, si ce que vous dites est vrai, je ferai le nécessaire pour que ça change ».

Il a accepté de recevoir une délégation avec des représentants des différentes communautés.

C’est Bolloré qui a payé les frais pour faire venir les militants à Paris : c’est la première fois que les leaders des différents pays pouvaient se rencontrer. Ils ont pu construire un « commun » ensemble.

Les différents gouvernements devraient protéger leurs ressortissants face aux abus de Bolloré, et c’est le contraire qui se passe : ils soutiennent systématiquement les intérêts de Bolloré.

Les leaders se sont raconté leurs luttes locales. Pendant une négociation, l’un d’eux – Neth Prak, du Cambodge– recevait des coups de fil réguliers l’informant que la mobilisation s’amplifiait et que des bulldozers étaient incendiés.

Dans la négociation, c’est Bolloré qui nous reçoit, mais Socfin (holding luxembourgeoise appartenant à la famille belge Fabri) n’est pas là !

Bolloré s’engage, puis va se faire taper sur les doigts par Socfin sur le mode : « Nous, on sait comment se comporter avec les communautés africaines ! »

La première bataille qu’on mène, c’est d’être reconnus pour négocier. On est sortis contents de la négociation. Mais on apprend que la tension est exacerbée au sein du groupe. Quelques mois plus tard, nouvelles interpellations au Libéria et en Sierra Léone. Un vrai retour en arrière ? Pas tout à fait, car les réactions, localement, sont immédiates, et la solidarité semble s’enclencher de manière inéluctable (jusque-là, c’était plutôt nous, les militants internationalistes, qui portions, un peu à marche forcée, cette solidarité).

Là, on décide d’actions qui vont se succéder les unes aux autres : dès qu’une est terminée dans un pays, une autre enchaîne dans un autre. Cela permet un mouvement tenu dans le temps, plus efficace que les journées d’action internationales.

Suite au blocage au Cameroun, le syndicat est à nouveau reconnu et des négociations peuvent se rouvrir.

Au Sierra Leone, les poursuites sont suspendues.

Mais nous réalisons que, tant que l’adversaire est opaque, on n’obtiendra rien.

Nous repérons alors une jeune chargée de mission RSE du Groupe Bolloré, et on l’approche par mail. Elle devient un peu notre informatrice : c’est elle qui va nous apprendre que la secrétaire générale du groupe a été humiliée par Hubert Fabri, et que Bolloré a changé son fusil d’épaule vis-à-vis de Socfin : « Nous n’interviendrons plus dans vos affaires ».

Lors de la nouvelle AG des actionnaires du groupe Bolloré, des manifestants bloquent l’entrée de la tour en chantant « Bolloré partout, justice nulle part ! »

Le blocage dure plus d’une heure, et certains militants discutent avec des petits actionnaires : une demi douzaine d’entre eux acceptent de poser des questions à Bolloré. Tant et si bien qu’une grande partie de l’AG va être consacrée au problème des accaparements de terre dans les plantations ! Finalement, Bolloré accepte de ré-ouvrir des négociations et de faire pression sur Socfin pour que ses dirigeants y participent.