Les récits des membres de l’équipe

Le 25 novembre 2017, lors de la fête des 20 ans de la Cie, les comédien.ne.s de NAJE et autres membres de l’équipe ont raconté ce qui les avait particulièrement marqué au fil de ces vingt années. Voici leurs récits.

Fabienne

Elle, c’était celle qui faisait le ménage du lieu dans lequel j’ai travaillé plusieurs années avec un groupe de femmes de Vaulx-en-Velin.

Un après-midi, elle est là, à balayer. Et ça dure, et ça dure, son balayage. Et je vois bien que c’est parce qu’elle nous écoute. Et moi je me dis : “Si je lui dis de venir s’assoir avec nous, elle va me répondre non, non !” Alors je fais mine que rien et je fais signe aux autres femmes de faire pareil. Juste, je rajoute une chaise au cercle. Et pendant deux heures comme ça, elle brique toute la salle, au ralenti. Mais elle s’approche de plus en plus près du groupe. A la fin, elle est là, tout à côté avec son balai. Elle ne bouge plus, elle écoute. Puis enfin je me sens de la solliciter et elle dit deux mots. Après ça, elle s’assoit enfin avec nous et s’intègre à l’atelier.

Quelques mois après son arrivée dans l’atelier, elle est venue me voir pour me dire qu’elle voulait travailler sur son histoire avec la prostitution. Je lui ai dit d’attendre plus tard parce que le groupe n’était pas prêt, je pensais qu’elle non plus ne l’était pas encore. Régulièrement elle m’en reparlait et toujours je répondais “Non attends”. Et un jour, j’ai pensé que le groupe était prêt et elle aussi. Alors on a travaillé sur son histoire : inceste, viols, prostitution…

Andrée

Un jour j’arrive à l’atelier et Fabienne me dit : ‘’Ça n’a pas l’air d’aller ! ». Je lui réponds : ‘’Non, ça ne va pas’’. J’avais reçu une lettre pour être expulsée de mon appartement. Alors Fabienne me dit : ‘’Bon, on ne répète pas, on va jouer ta scène et faire forum pour chercher comment faire’’. J’ai accepté. Et toute l’équipe a travaillé sur ma situation. Le lendemain, je me suis réveillée, c’était difficile, mais je me suis dit : “Tu n’as pas le droit de ne pas faire ce qu’on a joué !”. Et si j’ai eu le courage d’aller à la mairie, le courage de faire ce qu’il fallait pour ne pas perdre mon appartement et me retrouver dehors, c’est grâce au Théâtre de l’Opprimé.

Clara 

Dans une Mission locale, on se retrouve un jour avec un groupe où le désespoir l’emporte sur tout le reste. C’est comme si il n y avait plus de fenêtre qui pouvait s’ouvrir, comme si la solitude était autour d’elles. Elles le disent : « Il n’y a personne sur qui on peut compter, ça sert à rien de faire du théâtre-forum, de toute façon on n’y croit plus ». Et là, à la pause de midi, on se dit avec Fabienne : « Il faut qu’on invente quelque chose »… Et nous revient une technique qu’on utilise dans les stages d’introspection et on se dit : « On va inverser les choses : au lieu de mettre en images leurs flics, on va leur proposer de mettre en images leurs passeurs de vie ». Et on leur dit : « Les filles, si vous êtes debout aujourd’hui, c’est qu’il y a une force en vous et des gens qui aussi ont été sur votre chemin et qui font que vous êtes en vie, il n y a pas que des gens qui vous ont détruites, il y aussi les autres… Alors vous allez repartir à la recherche de ces autres, vous allez les sculpter et vous allez aller les voir en leur disant : “toi tu es…”, “tu te souviens le jour où…” et “c’est depuis ce jour que…”. » Il y en qui disaient : « J’en ai pas », mais nous on lâchait pas, on leur disait : « Il faut que tu en trouves un, tu en trouves deux, mais il y en a… » Leurs passeurs, elles ont fini par les trouver et les mettre en images. 

Ces groupes, ils nous mettent au travail en permanence, ils nous permettent de continuer à chercher, à inventer de nouveaux outils pour les aider à continuer à résister.

Fatima

C’était un atelier en Mission locale. La première séance, quand je me présente, une jeune me dit : “Le bus m’a loupée”. Et je comprends que c’est elle qui voulait se jeter sous le bus ! On commence, on présente la compagnie et j’explique ce que NAJE veut dire : “Nous n’abandonnerons jamais l’espoir”. Elle me dit : “Je comprends pas”. Toute la journée, elle était là sans être là. À la fin de la journée, je lui lance : “A la prochaine fois ?” Elle me répond : “Je ne sais pas si je serai là”. C’est la deuxième séance, elle est là : ouf ! On fait l’exercice “Prendre sa place”, elle le fait, vraiment : la place qu’elle a, la place qu’elle voudrait et celle qu’elle ne veut pas. Elle est là. Je lui demande : “Pour aller vers la place que tu voudrais, qu’est-ce que tu pourrais faire ?” Elle réfléchit, puis elle dit : “Si je pouvais faire des gâteaux avec mon frère et ma sœur, ça serait déjà ça”. La séance suivante, je la retrouve avec une banane jusqu’aux oreilles : “Tu sais, Fatima, ça y est : je les ai faits, mes gâteaux !” Quelque temps après, elle a dit qu’elle avait compris ce que ça voulait dire de ne pas abandonner l’espoir.

Mostafa

1998, j’ai 28 ans, j’habite à Vaulx-en-Velin. Un soir, je rentre du travail et je mets les informations régionales à la télévision. Et là, sur qui je tombe ? Jean-Pierre, un gars avec qui je bosse à l’usine, en train de faire du théâtre. Il joue le rôle d’un père dépassé par l’orientation scolaire de son fils. Ce que j’ai bien aimé, c’est le lien avec les spectateurs, qui montaient sur scène. Et puis, ce n’était pas du Shakespeare ou du Molière, les scènes me parlaient, j’avais a-do-ré. Quelque temps plus tard, je croise une éduc de rue et je lui demande : « Tu la connais cette compagnie ? » Elle le dit : « Ben, ça tombe bien que tu m’en parles, ils répètent en ce moment-même au local de ta cité ! ». J’y vais, je pousse la porte, et là, je vois tous ces yeux se braquer sur moi… Je suis prêt à repartir quand j’entends « Reste ! » C’était Fabienne et Jean-Paul : « Oui, on finit de répéter. Et si tu veux, pendant la pause après, on peut discuter ». Arrive la pause, je leur demande : « Vous avez des scènes sur la galère des jeunes dans le quartier ? » « Non, mais si tu veux, on peut les travailler ensemble ! ». Quelque temps plus tard, je suis rentré à NAJE.

Vianney

2009, 22h, Paris 19e. Je sors d’un atelier de théâtre-forum animé par les membres de la compagnie. Le thème du jour : « Les agressions du quotidien ». Pendant plusieurs heures, nous venons de nous entraîner à lutter contre l’oppression, à trouver collectivement des solutions, à transformer la réalité afin que demain ne soit pas totalement comme hier. Je sors, il est tard, je descends dans le métro, le quai est désert, le métro arrive, il est vide, je suis seul dans la rame. A la station suivante, un homme étrange entre, un extincteur dans les mains. Très vite, il s’approche de moi et me propose avec insistance de prendre de l’acide. J’ai peur, la situation n’est pas plaisante, je respire et lui dis : « Attends, tu veux qu’on s’asseoit ? on sera mieux, comment t’appelles-tu ? C’est gentil de proposer mais, tu vois, j’ai été accro à l’acide et j’ai réussi à arrêter. Là, j’ai qu’une envie, c’est de t’accompagner, mais je sais qu’il faut pas. J’ai besoin que tu m’aides, si tu veux vraiment me rendre service, ne m’en propose pas ! ». Les stations défilent, je vois son étreinte sur l’extincteur se relâcher, il me félicite d’avoir arrêté, me demande comment j’ai fait, on discute de désintoxication…

République : je descends, il me salue à travers la vitre, mes jambes tremblent, je respire un grand coup. Bien sûr, je n’ai jamais pris d’acide de ma vie. Mais je me dis que le théâtre forum, c’est un outil fabuleux.

Catherine

Ils chantent, ils marchent, lentement. Exactement comme on voulait lorsqu’on a travaillé la scène. On l’a répété tellement de fois ce moment, et ça y est, ils sont autonomes.

Je suis au milieu d’eux, je n’ai rien à faire d’autre que chanter, marcher. Chaque personne se sent forte, porteuse de ce chant, responsable de ce chant, je le sens. Et moi je me sens forte de nous tous. C’est le chant final de La marche des gueux, à 3 voix, à 50.

Danielle

Dans “Les impactés” je jouais une employée de France Télécom qui préparait sa retraite. Elle voulait réunir ses collègues une dernière fois, parce c’était toute sa vie de travail qui se terminait. Cette scène pourtant très courte m’a fait prendre conscience des changements intervenus dans le monde du travail avec la privatisation. 10 ans auparavant j’avais encore pu fêter ma retraite avec bonheur, mais à Orange, la compétitivité était telle qu’elle avait détruit jusqu’au plus petit moment d’humanité : cette femme fête sa retraite devant une machine à café avec un gâteau qu’elle ne peut même pas partager parce que les poses sont, à tour de rôle et trop courtes. C’est un défilé de collègues qui disent désolé, je dois y aller. C’est d’une violence extrême.

A la fin d’une représentation, une spectatrice vient me voir. A moi elle peut parler. Mon dernier jour dans l’entreprise, me dit-elle, c’était pire. Jusqu’à 17 heures, j’étais sûre qu’il allait se passer quelque chose, j’attendais qu’on me fasse une surprise, il ne s’est rien passé. A 17 heures, j’ai décroché mon manteau, j’ai pris mon sac et je suis partie. Elle m’a serré dans ses bras et a rajouté : ça me fait du bien ce que vous avez joué.

Ca m’a fait du bien à moi aussi ce qu’elle m’a dit. J’ai réalisé que reconnaître la souffrance vécue c’est déjà une étape gagnante dans la lutte. Car changer le monde c’est long, et moi je suis pressée.

Suzanne 

Moi le théâtre, ça me dit rien. Le côté m’as-tu vu, la frime, pour moi, le théâtre, c’était ça.

Plusieurs personnes m’avaient dit il faudrait que tu rencontres NAJE, c’est des gens formidables. Moi, j’étais pas pressée.

Finalement la rencontre a eu lieu lors d’une formation dirigée ensemble. J’ai été impressionnée.

Je n’avais encore rien vu. Les spectacles issus des chantiers nationaux m’ont déroutée, les forums m’ont bluffée. Jusqu’à ce que je participe à un chantier national, sur un sujet qui me tenait à cœur. Et là j’ai été époustouflée. C’est impossible, NAJE le fait.

Ce qui me touche particulièrement, c’est cette communauté de personnes qui se crée sur la base de rencontres improbables.

Plus tard, j’ai aussi vu l’envers du décor, et ce n’est pas un décor.

Après ça, j’ai eu envie d’aller crier partout que NAJE c’est génial. J’ai pas beaucoup été entendue.

Alors quand il a été question de faire un livre pour les 20 ans de NAJE, j’ai proposé de recueillir les paroles de toutes sortes de gens qui avaient rencontré NAJE.

Ce que j’ai recueilli, c’est des larmes mais aussi des délivrances, des mondes qui se mélangent et chacun est touché à un titre ou à un autre, des fenêtres qui s’ouvrent, des vies qui changent…

Et surtout la compréhension, la prise sur le monde, la conscience qu’ensemble on est plus fort, la vision plus claire du rôle qu’on peut tenir dans la pièce de la vie.

Le livre est fini, les entretiens sont arrêtés, je suis en manque.

Farida 

Je me souviens de la création du spectacle « Faits minimes », un spectacle sur les violences faites aux femmes au travail. Quand j’ai rencontré la commanditaire le premier jour de création, j’ai été bouleversée par sa détermination pour que ce spectacle se monte et se joue. Elle était tellement impliquée que je me suis dit qu’elle devait porter quelque chose de très lourd.

A la fin de la première représentation, on a passé un long moment toutes les deux à fumer des clops devant la porte du théâtre Dejazet et elle m’a raconté sa vie. Mariée à 16 ans et envoyée de force en Algérie pour vivre avec son mari et sa belle-mère. Là-bas, elle a subi les pires violences morales et physiques. Jusqu’au jour où elle a réussi à s’enfuir et à revenir en France. Elle n’a pu revoir ses enfants qu’à la mort de leur père.

Quelques mois plus tard, on rejoue ce spectacle, mais Hamida n’est plus là. Elle est morte d’un cancer de l’estomac. Elle est partie en trois mois. Avant de monter en scène, on rencontre un jeune enfant avec une collègue de Hamida et on l’entend dire « c’est le spectacle de maman ! ». C’était le fils de Hamida. On monte sur scène, on avait la gorge serrée, on se regardait et Fabienne raconte l’histoire de ce spectacle et les conditions de sa création. Et là, je me demande comment je vais faire pour jouer. Je suis en larmes. Et puis, j’y vais. Et on y va à fond. On était chargés un max.

Cette histoire date de 2009. Et aujourd’hui, c’est encore ça qui me porte. Parce qu’on ne joue pas, on porte une historie vraie, une histoire qui nous a été racontée par une personne qu’on a rencontrée. J’ai pas le droit de trahir cette parole. C’est ma contribution à la lutte.

Quand je repense à cette histoire, je me dis oui les violences tuent. Elle en est morte. Et moi le moins que je puisse faire, c’est de porter cette histoire, et toutes les autres, et de les porter vraiment, de pas faire semblant de jouer.

Pierre

Marseille.

Les trop fameux quartiers Nord.

J’accompagne Fabienne pour préparer un spectacle sur les relations entre les habitants et les policiers. Vaste sujet me dis-je, d’autant que j’ignore encore tout à ce moment du théâtre de l’Opprimé.

On se retrouve dans une petite salle d’un centre social où Arlette nous accueille chaleureusement.

Là tout s’accélère : quelques paroles et je me mets à faire le massage du boulanger.

L’autre, son corps.

Inévitable, impossible de s’échapper.

Et tout d’un coup je comprends : le théâtre de l’Opprimé c’est ça : approcher l’autre, accepter l’autre. Etre embarqué dans une action avec lui, sans en connaître toutes les conséquences.

Ne plus savoir, et pourtant être convaincu de la nécessité de ce geste.

Catherine

On répète la scène de l’abandon dans le projet Famille. Ça fait des heures que la comédienne travaille, je la connais par cœur.

Je suis sur le côté du plateau, comme toujours concentrée sur l’énergie qui émane de la comédienne. Quelque chose en moi transcrit en son, en timbre instrumental, en rythmique ce qui a lieu sur le plateau.

Et tout à coup, je réalise la scène, ce qu’elle raconte, ce que la comédienne tente de puiser en elle, ce que Jean-Paul dit pour l’y amener. Mais surtout je réalise ce que le personnage est en train de vivre, et je pleure en silence, bouleversée.

Je sais, à ce moment précis, que je suis au cœur du vrai travail – là où s’ancre la création.

Nathalie

Il y a trois ans, j’ai fait le stage « Techniques introspectives ». A cette époque, j’avais un problème : je n’avais jamais connu ma mère. Je l’avais cherchée 13 ans et je venais d’avoir son adresse. Se posait donc la question de la rencontre. Et, du coup, paradoxalement, peut-être comme tout ce qui te tend aussi intensément et aussi longtemps, arrivait la peur, l’effroi qui te paralyse face à l’événement. Pendant le stage, on m’a proposé d’utiliser la technique « Le futur qu’on craint », qui était assez adaptée à la situation… A ce stage, j’étais avec une amie que j’avais choisie pour jouer ma mère, puisque c’est elle qui connaissait le mieux mon histoire et qui, par son boulot, travaillait tous les jours avec des mères en difficulté. Je me souviens que j’ai été confrontée à un problème de porte qui ne s’ouvrait pas, à une mère pas très causante, très détachée… Je me vois, moi d’un côté de la porte, et elle de l’autre qui ne veut pas ouvrir, et puis qui finit par ouvrir, parce que Jean-Paul, qui dirige le travail, décide à un moment donné qu’il faut que la porte s’ouvre pour que je m’entraîne quand même à cette rencontre. Donc je rentre. Je ne me rappelle pas grand-chose de la scène à cause de la peur. Je me souviens juste que Lucile-ma mère trouve que j’ai l’air d’aller bien, qu’elle demande si mes parents adoptifs sont au courant de cette rencontre, qu’elle me trouve belle…

Un an plus tard, je me retrouve dans la réalité de l’expérience. J’ai monté un commando de quatre pour aller à Toulon et il a été décidé que c’est Lucile et moi qui monterions dans l’appartement. On se retrouve devant la fameuse porte de ma mère, on frappe, ça n’ouvre pas… Et puis, au bout de trois ou quatre fois, elle finit par ouvrir.

La rencontre se passe dans une ambiance assez similaire à ce que nous avions improvisé : il y a même des moments où la fiction EST la réalité. Elle me trouve en forme, elle parle de mes parents adoptifs, elle me trouve belle, je suis tétanisée. Aujourd’hui, avec trois ans de recul, je pense que ce stage-là, avec cette technique-là, m’a au moins entraînée. Entraînée à faire face à l’effroi de la rencontre réelle, accompagnée par cette scène jouée quelques mois avant.

Et puis il y a eu la suite, puisque l’année dernière, mon histoire a été jouée au spectacle national sur la famille. J’en parle parce que même si ca a été très dur, au sens d’épuisant, pour moi, puisque je revoyais cette histoire tous les week-ends, parfois plusieurs fois par week-end, il y avait le travail de Jean-Paul qui répétait avec la comédienne qui jouait mon rôle. Et là, c’est comme si une boucle avait été bouclée, parce que, la vérité, Jean-Paul, pour diriger la comédienne, il parlait du personnage, de ce qu’il pensait qu’il avait dû vivre, ressentir… c’était tout juste, et ce personnage, c’était moi ! Donc j’avais là un autre que moi qui remâchait mieux que moi presque, ce que j’avais vécu. C’était donc que c’était devenu compréhensible par un autre humain. Et comme travail de libération, je n’ai jamais connu mieux. Et donc but atteint. Puisque, si j’ai bien compris, le Théâtre de l’Opprimé, il doit permettre ça : te libérer d’un maximum d’empêchements pour être libre le plus possible d’agir sur le monde, avec ta pensée claire et libre !

Emy

La personne « moteur ».

Celle qui est là à chaque fois, souvent en avance.

Qui se jette dans chaque jeu, dit oui à chaque rôle qu’on lui demande d’endosser

Qui a le sourire la plupart du temps, qui soutient les autres dans leurs larmes et pleure un peu aussi.

Qui aide le groupe à exister.

À « la mie de pain », cette personne, c’est Gilles.

Et Gilles, on en a bien besoin dans cet atelier.

Parce que « la mie de pain », c’est une résidence sociale dans laquelle vivent des anciens de la rue qui ont appris à ne pas faire confiance pour survivre. Qui, avant même cette vie de sans abris, ont eu des parcours terribles.

Tous pourtant donnent tout ce qu’ils peuvent. A commencer par cette fameuse confiance. Enfin, toute la confiance qu’ils ont encore à offrir.

Les histoires de la rue, on n’arrive pas à les récolter; les absences sont fréquentes ; les présences un peu… avinées aussi.

Gilles nous confie une histoire. Une histoire très courte d’homophobie dans le métro.

On devine entre les lignes ce qu’a vécu Gilles. Le rejet par sa famille de son homosexualité, la détestation de lui-même, et la rue qui arrive à cause de tout ça.

On devine seulement. Au détour d’un regard, d’une phrase qu’il met dans la bouche de son oppresseur en forum.

Ce qu’on ne devine pas, c’est que Gilles boit encore. Pas tout le temps. Juste quand son RSA tombe.

Le jour du spectacle, le RSA de Gilles est tombé.

Alors Gilles ne vient pas jouer avec le groupe. Ce jour-là, il est seul, en train de boire dans sa chambre.

Et nous, on remplace Gilles, car, un peu grâce à lui, le groupe est suffisamment fort pour gérer son absence.

Gilles est mort d’alcool quelques mois plus tard. On n’a pas été informés de son décès.

On est retournés à « la mie de pain » pour regarder le film qui retrace le déroulement de l’atelier. La directrice était là. Elle n’y a pas reconnu le Gilles qu’elle connaissait. Elle ignorait le rôle central qu’il avait eu et surtout, ce dont il était capable.

Gilles, il nous a offert ce qu’il avait de plus beau.

Fatima

Pour moi, travailler avec les jeunes, c’est important. À cause de mes racines, de ma jeunesse. Quand j’étais ado, on m’a foutue dans des cases : soit j’étais violente, soit j’étais « cassoss », soit j’étais obèse… J’ai eu plein de trucs comme ça. Cette putain d’injustice, je me la suis prise comme ça. Et jamais j’avais les mots pour répondre, les mots n’étaient pas là. La violence, elle, était là. Parce que cette violence elle nous perd, enfin moi, elle m’a perdue. Moi, je me dis : ces jeunes, on les met dans des cases. Et je dis : non ! Je me dis : si à travers ces ateliers, ces jeunes arrivent à formuler, à se dire comment faire autrement, comment faire bouger les choses, j’aurais au moins réussi ça.

Clara 

Un atelier avec des mères à Besançon 

On fait l’exercice qu’on appelle « La double révélation » et, après ce travail, dans lequel on ne sait pas si elles ont expérimenté des vraies révélations qu’elles voudraient faire, certaines femmes disent : « Il y a des choses comme des secrets qu’on a et qui nous empêchent de vivre. On aimerait bien s’entraîner à pouvoir les dire… » Alors elles se mettent à raconter et on décide de travailler autour d’une histoire 

C’est une mère qui accouche de deux jumeaux. Le père n est pas encore à l’hôpital.

Un des deux jumeaux meurt alors elle demande à l infirmière de faire disparaître le corps et que jamais, jamais son mari ne le sache…

L’autre enfant a aujourd’hui 14 ans, ça fait 14 années que, le même jour, elle fête l’anniversaire de naissance de l’un et l’anniversaire de la mort de l’autre. Elle dit : « C’est plus possible de cacher ça à mon mari ! »

Alors toutes les femmes de l’atelier vont s’entraîner à voir à quel moment on pourrait dire, comment on le dit, avec qui on le dit, et puis on fabrique aussi l’image du pire si elle lui disait, l’image idéale qu’elle voudrait en lui disant et l’image du probable qui pourrait arriver.

On fabrique les images, on improvise, on s’entraîne et à la fin elle dit : « C’est très beau tout ce que vous avez fait, mais moi j’y arriverai pas ! » 

Elles se couchent, on est en gîte…

On se retrouve le dimanche matin, elle est épuisée, je lui dis : « Isabelle, t’as pas dormi ? » Elle me répond : « Non, j’ai téléphoné à mon mari et je lui ai dit… »

Jean-Paul 

A Mulhouse, avec Fabienne, on avait créé une scène avec des jeunes d’un quartier autour d’une de leurs revendications : “On veut un local pour faire ce qu’on veut”. Un week-end, on la joue dans un autre quartier, et là, on fait un bide total. Les jeunes présents nous disent : “La semaine prochaine, on va avoir la visite de Jean-Marie Bockel, le maire de Mulhouse, avec le ministre de l’Intérieur et ils vont nous donner notre salle”. On leur dit : « Très bien, c’est génial ! Mais comme on est là encore deux heures, on vous propose d’improviser la scène pour voir comment ça va se passer, histoire de vous chauffer…” Ils sont d’accord, alors on improvise, je fais le ministre de l’Intérieur, les jeunes sont dans leurs rôles. À la fin, ils constatent qu’ils n’ont pas pu dire un mot. Ils nous demandent : “Ça va se passer comme ça ?” Je réponds qu’il y a de fortes chances pour que, oui, ça se passe comme ça s’ils ne se préparent pas. Alors, on reprend la scène, ils affutent leurs arguments, prennent leurs tours de parole, se chauffent comme ça pendant deux heures.

On revient quinze jours après, on leur demande comment ça s’est passé. “On n’aura pas notre salle, mais on sait que ce n’est pas de notre faute : on a pris la parole, on a dit ce qu’on avait à dire… mais ils n’en ont rien à foutre.” Faire forum, ça ne sert pas toujours à gagner. Parfois, ça sert juste à savoir que ce n’est pas de notre faute si on perd.

Jules 

C’était dans un lycée pro, on jouait un spectacle sur les discriminations, les lycéens participaient assez bien au forum jusqu’à ce qu’on joue une scène d’antisémitisme où, à la fin, c’est un juif qui est exclu. Là, il y a eu une espèce de silence dans la salle : finalement, ils étaient moins solidaires avec le juif qui se retrouve tout seul. Moi je jouais un oppresseur antisémite. Pour le forum, j’avais l’impression qu’il fallait les provoquer en déballant les images les plus crues possibles. Du coup, mon personnage a tout de suite parlé de la Shoah, il a dit des choses terribles du genre : « Oui, on a recyclé les Juifs en abat-jours, en savons et en boutons, mais ce n’est pas une raison pour en faire toute une histoire ». Ca provoqué des « quand même on peut pas dire ça ». Il fallait qu’ils se rendent compte de ce que c’est que l’antisémitisme, jusqu’où ca peut aller. On est ressortis tous ébranlés, mais avec l’impression qu’on avait fait le boulot, qu’ils étaient repartis avec quelque chose à réfléchir.

Mostafa

C’était un atelier qu’on menait avec des personnes très handicapées à Orthez. Durant toute la semaine, ce qui était génial, c’est qu’elle se comprenaient toutes entre elles : les aveugles, les muets, les sourds, les sans-bras, les sans-jambes… C’était magique ! Avec Marie-France, tous les soirs on se triturait le cerveau pour trouver des jeux adaptés à tout le monde. Le jour du spectacle, je me souviens encore de la file d’attente de fauteuils roulants pour faire forum ! Une scène racontait l’histoire d’un restaurateur qui posait ses tables sur le trottoir, empêchant ainsi les personnes handicapées de passer. Après l’atelier, une partie du groupe est allé tous ensemble, pour aller engueuler le restaurateur et dire que ce n’était pas légal. Il a rentré ses tables.

Asmahàn

Dans La Force des gueux, il y avait un personnage qui disait : « Moi, avant d’aller voir l’assistante sociale, je me mets une petite musique dans la tête, et je me la chante quand je suis face à elle ». Quelques années plus tard, mon père m’a dit : « Tu vois, cette scène-là, je l’ai toujours en tête ». Il est assistant social, il reçoit des gens… Il a dit : « Voilà, je l’ai toujours en tête parce que je me dis qu’en fait, il faut faire un putain d’effort pour venir nous voir, les gens se mettent tellement en quatre… Maintenant, je l’ai tout le temps en tête, et je l’ai même partagée avec mon équipe ». Alors il y a des spectateurs qui ne monteront sans doute jamais sur scène pour faire forum. Mais lui, il a retenu ce passage-là, et ça lui sert au quotidien.

Philippe

Moi, je me souviens du spectacle qu’on a joué en Charente-Maritime pour l’université d’été du NPS, le nouveau parti socialiste (c’était le nom du courant “de gauche” du Parti socialiste à l’époque). C’était en 2003, l’année de la grande grève des intermittents et du blocage du Festival d’Avignon, et voilà le NPS qui nous a dit : “Nous, on veut réfléchir avec vous sur la place de la culture dans notre société”. Bon, on est en plein été, ils nous demandent ça au dernier moment, on déjà tous prévu nos vacances, mais on se dit : quand même, cette demande de politiques, c’est trop rare, et puis ce contexte est si grave… alors, il faut qu’on accepte… même si c’est bénévole ! Alors on change tous nos projets de vacances pour se retrouver dans le Cantal une semaine pour créer et répéter un spectacle. Et pendant qu’on est à répéter, on se dit : “Au fait, ce serait bien de savoir combien de spectateurs on va avoir”. Donc Fabienne appelle la commanditaire, qui lui répond : “Oh, sans doute pas grand monde… ce sera au même moment que le tournoi de foot interne à l’université d’été… et y en a beaucoup qui choisiront le foot quand même !” Bon Fabienne revient, nous explique tout ça, et là, je vous laisse imaginer nos tronches. Grand moment d’abattement. Et puis on commence à se prendre la tête : on laisse tout tomber ? on pique un bon coup de gueule ? Finalement, on trouve une belle idée pour se sortir de la merde : “Oui, on va y aller, mais la première scène de notre spectacle, elle racontera l’histoire de cette commande et de comment ça s’est passé avec eux”. Voilà, c’est ce qu’on a fait, et je me suis dit que faire forum sur cette histoire avec eux, c’était vraiment la meilleure façon de débattre de la place de la culture dans la société… y compris chez eux !

Celia

« Celia, je peux te poser une question ? Parce que je me demandais : pourquoi ça vous prend autant de temps, à Fabienne, Jean-Paul et toi, pour écrire un spectacle ? Qu’est-ce que vous faites pendant tout ce temps ? Parce que je veux dire, ce que vous écrivez, c’est ce qu’on a raconté… Si je prends mon histoire, vous avez juste recopié ce que j’avais raconté ! Non ? »

On en avait mis du temps à trouver comment raconter son histoire, à Patrick, ce travail aux horaires terribles qui l’a progressivement conduit à la rue : en faire une scène de forum ? en faire un récit ? mais sous quel angle ? comment raconter des années en l’espace de quelques secondes ? On avait essayé, hésité, réessayé, jusqu’à imaginer cet homme seul face au souvenir de ses enfants, petits fantômes marionnettiques jouant au foot à l’autre bout de la scène. On avait écrit et réécrit, rêvé avec Perrine, aussi, à qui ces deux marionnettes d’enfants posaient plus de problèmes que les autres du spectacle. Finalement, le texte était là… Pourquoi tout ce temps ? Je crois que c’est le plus beau compliment qu’on aurait pu nous faire. 

Cathy

“Nous n’abandonnerons jamais l’espoir”. C’est une phrase qui donne du courage, je trouve. D’où vient-elle ? Hannah Arendt choisit de porter en épigraphe de son livre Les origines du totalitarisme une phrase d’un ouvrage de Karl Jaspers : « Ne s’en remettre ni au passé, ni à l’avenir. Il importe d’être pleinement présent« . Car, dit-elle : “Cette phrase m’a touchée au cœur, et je puis donc la retenir”. La réponse de Karl Jaspers viendra dans la correspondance quelques années plus tard : “Il convient peut-être de compléter par ceci : nous ne renoncerons jamais à l’espoir”. C’est une phrase importante, pour lui, pour Hannah Arendt, et pour nous aussi : “Nous ne renoncerons jamais à l’espoir« , ni ne l’abandonnerons ! Nous n’abandonnerons jamais l’espoir. Ainsi vint le nom de NAJE.

Détermination et courage. C’est fort quand même que ce soit cette phrase qui ait été choisie à l’origine, car elle dit ce qu’est cette compagnie : ce courage de faire du Théâtre DE l’Opprimé, de continuer tous les jours et d’être dans le concret, sans dévier d’un millimètre en vingt années. Ce courage des gens à porter leur propre histoire sur la place publique. “On sait très bien ce qu’on fait”, disait Boal.

 

 

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