Robert Antelme

Camp de concentration et humanité

Deux extraits de L’espèce humaine, de Robert Antelme

Quand on a vu en arrivant à Buchenwald les premiers rayés qui portaient des pierres ou qui tiraient une charrette à laquelle ils étaient attachés par une corde, leurs crânes rasés sous le soleil d’août, on ne s’attendait pas à ce qu’ils parlent. On attendait autre chose, peut-être un mugissement ou un piaillement. Il y avait entre eux et nous une distance que nous ne pouvions pas franchir, que les SS comblaient depuis longtemps par le mépris. On ne songeait pas à s’approcher d’eux. Ils riaient en nous regardant, et ce rire, nous ne pouvions pas encore le reconnaître, le nommer.Mais il fallait bien finir par le faire coïncider avec le rire de l’homme, sous peine, bientôt, de ne plus se reconnaître soi-même. Cela s’est fait lentement, à mesure que nous devenions comme eux.On tremblera toujours de n’être que des tuyaux à soupe, quelque chose qu’on remplit d’eau et qui pisse beaucoup.Mais l’expérience de celui qui mange les épluchures est une des situations ultimes de résistance.Elle n’est autre aussi, que l’extrême expérience de la condition de prolétaire. Tout y est : d’abord le mépris de la part de celui qui le contraint à cet état et fait tout pour l’entretenir, en sorte que cet état rende compte apparemment de toute la personne de l’opprimé et du même coup le justifie, lui. D’autre part, la revendication – dans l’acharnement à manger pour vivre – des valeurs les plus hautes. Luttant pour vivre, il lutte pour justifier toutes les valeurs, y copain d’envie, d’être trahi par la concupiscence, d’abandonner les autres. Personne ne peut s’en relever. Dans ces conditions, il y a des déchéances formelles qui n’entament aucune intégrité et il y a aussi des faiblesses infiniment plus de portée. On peut se reconnaître à se revoir fouinant comme un chien dans les épluchures pourries. Le souvenir du moment où l’on n’a pas partagé avec un copain ce qui devait l’être, au contraire, viendrait à faire douter même du premier acte. L’erreur de conscience n’est pas de « déchoir », mais de perdre de vue que la déchéance doit être de tous et pour tous.

Jacques, qui est arrêté depuis 1940 et dont le corps se pourrit de furoncles, et qui n’a jamais dit et ne dira jamais « j’en ai marre », et qui sait que s’il ne se démerde pas pour manger un peu plus, il va mourir avant la fin et qui marche déjà comme un fantôme d’os et qui effraie même les copains (parce qu’ils voient l’image de ce qu’on sera bientôt) et qui n’a jamais voulu et ne voudra jamais faire le moindre trafic avec un kapo pour bouffer, et que les kapos et les toubibs haïront de plus en plus parce qu’il est de plus en plus maigre et que son sang pourrit, Jacques est ce que dans la religion on appelle un saint. Personne n’avait jamais pensé, chez lui, qu’il pouvait être un saint. Ce n’est pas un saint qu’on attend, c’est Jacques, le fils et le fiancé. Ils sont innocents. S’il revient, ils auront du respect pour lui, pour – ce- qu’il – a – souffert, pour ce que tous ont souffert. Ils vont essayer de le récupérer, d’en faire un mari. (…)Si on allait trouver un SS et qu’on lui montre Jacques, on pourrait lui dire : « Regardez-le, vous en avez fait cet homme pourri, jaunâtre, ce qui doit ressembler le déchet qui se tient debout sous vos yeux, mais c’est vous qui êtes volés, baisés jusqu’aux moelles. On ne vous montre que les furoncles, les plaies, les crânes gris, la lèpre, et vous ne croyez qu’à la lèpre. Vous vous enfoncez de plus en plus, Ja wohl !, on avait raison, ja wohl, alles scheisse ! Votre conscience est tranquille. « On avait raison, il n’y avait qu’à les regarder ! » Vous êtes mystifiés comme personne, et par nous, qui vous menons au bout de votre erreur. On ne vous détrompera pas, soyez tranquilles, on vous emmènera au bout de votre énormité. On se laissera emmener jusqu’à la mort et vous y verrez de la vermine qui crève.On n’attend pas plus la libération des corps qu’on ne compte sur leur résurrection pour avoir raison. C’est maintenant, vivants et comme déchets, que nos raisons triomphent. Il est vrai que ça ne se voit pas. Mais nous avons d’autant plus raison que c’est moins visible, d’autant plus raison que vous avez moins de chances d’en apercevoir quoi que ce soit. Non seulement la raison est avec nous, mais nous sommes la raison vouée par vous à l’existence clandestine. Et ainsi nous pouvons moins que jamais nous incliner devant les apparents triomphes.Comprenez bien ceci : vous avez fait en sorte que la raison se transforme en conscience. Vous avez refait l’unité de l’homme. Vous avez fabriqué la conscience irréductible. Vous ne pouvez plus espérer jamais arriver à faire que nous soyons à la fois à votre place et dans notre peau, nous condamnant.Jamais personne ici ne deviendra à soi-même son propre SS.

1 Commentaire

  1. camborde

    Où Jacques a-t-il puisé la qualité de sa conscience?
    J’ai de gros doutes sur mes capacités de résistance à la compromission…et pourtant, quelque part en moi, repose la conviction que plus terrible est la contrainte et plus implacable devient le sursaut …

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *