Miguel Benasayag

En novembre 2006, dans le cadre de notre chantier « les invisibles », nous avons rencontré Miguel Benasayag. il est philosophe psychanalyste. Il vient d’Argentine où après avoir participé à a lutte armée il envisage une militance à la marge en créant entre autres le collectif Malgré tout.

Attention, notre compte rendu n’a pas été relu par Miguel bénasayag et peut donc comporter des erreurs.

Le compte rendu

 

Les questions que nous avons posées :

Quand on est dans la précarité, comment peut-on développer des projets et des actions ?

Est-ce que c’est lorsqu’on en a vraiment besoin qu’on peut changer le monde ?

Miguel Benasayag envisage de répondre suivant deux directions qui seront mêlées:

1-     Par rapport à des pratiques qui articulent précarité et utopie

2-     Par rapport à des réflexions plus théoriques consacrées à la question, et développées dans des livres.

Un point historique:

L’Argentine, la Bolivie et l’Uruguay, de 1970 à 1991, ont résisté à la dictature. D’un mode de lutte classique (armée), ces pays sont passés à un mode qu’ils ont appelé « la lutte des sans ».

Les sans sont les pauvres, les précaires. La lutte était menée avec eux mais organisée par les ouvriers, les artistes et autres intellectuels étudiants.

Les intellos peuvent développer une utopie – une mission. Les précaires, le « lumpron prolétariat », sont une force de choc utilisable par les fascistes (dans la pensée marxiste, le lumpron prolérariat est la classe des gens sans classe. On se méfie d’eux. Dénués de conscience, les groupes fascistes se servent d’eux). Avec plus de 120 000 personnes dans les bidonvilles, la guerrilla est très importante et une sorte de cohabitation tacite entre fascistes (proches de la mafia) et résistants s’est installée. Un projet politique fiable est difficilement envisageable avec ces précaires.

A la fin de la dictature en Amérique du sud, est donc né un mouvement des précaires – les sans toit, sans terre, sans droits… avec un projet politique. Les survivants résistants à l’origine de ce mouvement, s’étant cachés où ils ont pu (bidonvilles, chez des paysans, qui sont des lieux non contrôlés) ont emmenés dans leur sillage ces gens – les « Sans ».

Ils ont alors occupé des maisons désaffectées à Buenos Aires, aidés par une partie de l’église catholique divisée en deux: d’une part l’église fasciste des militaires et des bourgeois, d’autre part l’église du peuple. Ces précaires se réclament d’être sans projet. Sans cela ils seraient pourchassés et éliminés par les militaires. En Argentine, ils ont occupé des terres de l’état,

au brésil, des terres de grands propriétaires qui, pour déloger (et tuer) les occupants payaient des « escadrons de la mort « .

Les mouvements altermondialistes se sont beaucoup inspirés des actions des « Sans »

Le DAL, Droit Devant et AC défendent les droits des « Sans ».

 

En France

A la différence de l’Amérique du sud, ceux qui s’occupent des « Sans » ne sont pas sans, ils sont avec, ce qui crée une relation différente. On ne veut pas seulement que le gars qui est sans papiers ait des papiers, on veut changer la société. Par contre les gens qui sont sans papiers veulent des papiers et ne veulent pas forcément changer la société ! C’est une faille dans le mouvement, ça ne colle pas mais il y a quand même des pratiques – occupations d’immeubles, grèves de la faim…. les choses n’en restent pas au niveau de la théorie et des idées. En Europe, les militants et les « Sans » ayant des motivations différentes, on a du mal à créer un lien fluide et dynamique.

No vox

En 2003 le collectif No vox, issu des mouvements Atac, Droits des chômeurs et Sans, est créé. Son but est de défendre ceux qui n’ont pas de voix, de créer un socle commun entre militants et Sans. Ils ont été à l’origine de nombreuses actions de par le monde (Italie, Japon, Argentine) avec des militants No vox de ces pays. Le collectif incite à ce que chacun prenne la parole, non pas sur ses problèmes mais sur les problèmes de société. Il faut pour cela arrêter de parler de l’immédiat. L’immédiat c’est comme un symptôme, c’est un cri.

Il n’y a pas d’exclus. S’il y en avait ils pourraient être inclus. Or notre système, fait d’échange et de propriété, n’est pas extensible. Il génère donc des exclus. En Afrique le système économique fait que tous les pays d’Afrique ne peuvent se développer également.

Les riches ont besoin des pauvres, et de plus en plus. La gauche dit: il faut faire de la croissance puis repartir. Ca, ça développe un pays (ou une région), ça crée un appel de main d’œuvre, d’universitaires, de chercheurs etc. mais ça n’est possible que pour ce pays ou cette région, au détriment des autres bien sûr ! La gauche classique (marxiste) dit que le prolétariat est cassé par des intérêts locaux, et que penser une croissance alternative n’est pas pensable.

Les Sans ne sont pas un accident. Ils sont les représentants d’une vérité : le monde produit de plus en plus de laissés pour compte, et c’est structurel. Si on produit du surnuméraire, la force de frappe doit venir des surnuméraires. Pour l’instant ça ne fonctionne pas mais il faut continuer et surtout ne pas s’attacher aux modèles, partis, cibles et théories. Ce sont des morceaux morts auxquels on se coltine. Il faut aimer, créer, résister, vivre dans cette époque obscure, penser: pour l’instant ils nous écrasent, c’est comme ça, mais on continue de résister et surtout ne pas dire: je voudrais que l’époque soit autre.

Cet espoir d’une nouvelle utopie est assez rapidement retombé, No vox s’est cassé la figure, la question étant toujours la même: comment créer des ponts entre les utilisateurs et les militants. Les précaires et les sans ont du mal à élaborer une utopie car quand on est sans toit, on veut un toit, quand on est sans papiers on veut des papiers, point final. Une utopie doit décoller de ça, il faut regarder tout le monde.

Le pouvoir peut faire miroiter des choses: un toit, de la santé etc. Pour eux ce n’est pas un souci de changer la société.

Mais ce collectif n’a pas perduré. Il n’a pas su dépasser la barrière d’être privé de quelque chose, d’être carencé. La lutte est restée identifiable. L’articulation utopie et précarité

n’a pas été trouvée. En Amérique du sud, ça a marché et tout le continent est passé à gauche. le mouvement des « Sans » a accouché d’une nouvelle société.

 Le pouvoir

La gauche au pouvoir ne change pas pour autant les choses. Ego Moralès, en Bolivie – le plus aimé des présidents de gauche en Amérique du sud – dit que le pouvoir est le pire lieu pour changer une société. On y est pieds et poings liés. Hugo Chavez est un leader, il accompagne le changement social sous condition de le contrôler lui – les comités de base doivent être chavistes et obéir à Chavez.

Il faudrait ne pas systématiquement chercher un sauveur. Ce dernier, comme Chavez par exemple, centralise les voix d’émancipation au lieu de les multiplier. Du coup, si par exemple les Etats-Unis veulent arrêter une évolution, ils leur suffit de supprimer la tête et tout tombe.

Le besoin d’ordre au sein de n’importe quel mouvement fragilise le tout, ça fait entonnoir alors qu’un mouvement tous azimuts est bien plus difficile à réprimer.

Au Brésil, le président Lula a soudoyé des députés, prétextant que « ça se fait depuis toujours » – « oui mais si on a voté pour toi c’est pour que ça change » !… Giberto Gil, très grand musicien et ministre de la culture, pour aider cette dernière, l’a confiée à des entreprises privées. En échange elles payent moins de charges. Du coup, ce sont elles qui décident des subventions culturelles en quelques sortes !

Il faut que ça parte de la base. Les hommes politiques sont pris dans des luttes pré-électorales et politiques qui transforme la puissance des gens.

Herbert Marcuse a dit : « Le changement social viendra de la marginalité » (non pas des ouvriers)

Débat

– Ceux qui développent l’injustice ne peuvent pas changer la société. Ils n’auraient quand même pas le pouvoir de changer la société. En tant que président on peut commettre plus ou moins de crimes mais on ne peut pas changer le système. Carter en son temps (Aux USA) n’a rien pu changer. Le système est d’abord en nous. Le système tient parce-que les gens y tiennent.

– En Argentine, la dictature c’est la faute de tout le monde, on est complice de la dictature. Elle n’aurait pas tenu deux jours si les gens ne s’en étaient accommodés. Avant, il n’y avait pas à manger, des files d’attente nombreuses, et puis pendant la dictature, il y a eu à manger partout.

– En Amérique latine, les Sans n’aspirent pas à être des Avec. Ils ont trouvé des modes de vie supérieurs, en collectivités par exemple, hors des villes. Les indiens désirent vivre comme des indiens.

En Europe, les sans voudraient être des Avec. Désirant le système, ils n’ont pas développé d’alternative de vies. Une autre forme de vie n’émerge pas.

– Les sans-terre brésiliens: « on est privé de terre ? et bien on se regroupe sur une terre qu’on occupe ». Au bout de 3 à 5 ans, ils sont régularisés, chaque personne bénéficiera d’environ 10 hectares, ils auront leur école et leur administration. Ils n’ont pas envie de plus. Pas de production intensive, pas de grandes écoles !

Par contre dans les grands campements, ça va mal. Au début ça commence bien, c’est très festif. Ensuite on se heurte aux problèmes de comptabilité et d’isolement (la société autour n’évolue pas dans le même sens)… ça devient triste. Il faut une grande dynamique sociale et de solidarité sinon les problèmes comptables et autres prennent le dessus.

Avoir trouvé un mode de vie supérieur n’implique pas qu’il ne soit pas régressif, réversible.

Il ne faut ni la dispersion ni l’institution classique. Il s’agit de développer des instances intermédiaires. C’est le défi de notre époque.

– En Argentine, 500 000 personnes étaient dans un système de troc. On produisait pour faire du troc. En 2001, une crise énorme a éclaté poussant 5 à 6 millions de personnes à faire du troc. ce fut un fiasco car le troc ne fonctionne que dans une certaine proximité, en petit nombre. Il en va de même pour l’occupation des terres: si 80% des terres sont occupées ça ne marche pas non plus.

– Agir ce n’est pas trouver des solutions globales pour tous. Il existe des actions multiples qui provoquent des tendances, des mouvements, mais on n’a pas besoin pour cela de projet politique.

Il y a un problème dans la distribution du pouvoir: Hugo Chavez dit « je vous protège depuis le pouvoir ». Mais il ne faut pas tomber dans le piège du projet politique. Le projet politique couronne, rend légitime ce qui existe déjà dans la société. Les pratiques font émerger des projets politiques. Il ne faut pas attendre, il faut agir. Les actions ne font pas un projet politique mais si  on ne fait pas tout ça il n’y aura pas de projet politique. Il faut s’occuper de la vie, pas de projet politique !

Nous attendons que la liberté nous arrive d’en haut. On attend le maître qui va nous libérer… nous sommes lâches et fainéants ! Si on veut gagner il ne faut pas « gueuler », il faut réfléchir pour savoir où passer pour gagner. Une partie de la révolte c’est connaître les forces de l’ennemi. Etre contre les méchants ne suffit pas. Il faut être sérieux, travailler, s’entraîner.

– Dans un collectif on est tous des gestionnaires dont un sera appelé à être à la tête, mais à la tête c’est une femme de ménage, au service des idées du  collectif !

– Le théâtre, comme le cinéma, peuvent construire des images différentes, montrer des personnages qui sont dans une forme de vie différente et qui ne partagent pas les mêmes valeurs (exemple de « Planète verte », de Coline Serreau).

– Mais ce n’est pas la politique qui peut construire une forme de désir différent sinon c’est une dictature.

– La démocratie c’est ce qui se passe entre deux élections: mobilisation, collectif… Dans nos actions on est dans beaucoup plus que la politique, on est dans le « comment désirer autrement », on est dans l’individualité au lieu de l’individualisme. On veut quelque chose de beaucoup plus large que la politique. la politique c’est l’apparent de l’iceberg – une partie de la vie.

– Une utopie, c’est une tendance qui ne peut pas se réaliser comme un plan d’une maison. Une utopie n’a même pas pour vocation de se réaliser.   Comment faire en sorte que l’idée (l’utopie) ne soit pas figée dans une réalisation ? Dans les actions à taille humaine, on ne fige pas, on développe de la puissance. Dans l’utopie, quelque chose en permanence se renouvelle.

– Chez les altermondialistes, très peu pensent qu’il ne faut pas de projet politique. l’utopie doit se développer sans trop vite trouver une forme.

– Il faudrait développer des contre-pouvoir de longue durée et qui se foutent des élections.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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