Patrick Viveret

En 2000, dans le cadre de notre chantier sur la mondialisation, nous avons rencontré Patrick Viveret, philosophe et membre de la cour des comptes.

Attention, notre compte rendu n’a pas été relu par notre intervenant, il peut donc comporter des erreurs.

Pourquoi repenser notre manière de comptabiliser la richesse

Patrick Viveret est actuellement chargé d’une mission par Guy Hascoët. Il travaille à élaborer une méthode pour que les citoyens puissent se réapproprier le débat sur les questions de définition de la richesse, sur la manière de la compter, sur les monnaies… Vaste tâche !

Des thermomètres qui nous rendent malades

C’est le PIB qui est l’outil de mesure de la richesse de la nation. On y mesure le taux de croissance à travers les flux financiers.Nos systèmes de comptabilité nationale ont été créés après la guerre ; ils ont favorisé la production matérielle s’échangeant sur le marché parce que la priorité de l’époque était de reconstituer l’infrastructure agroalimentaire et industrielle.Aujourd’hui, ce système de mesure s’avère contre-productif.En effet, les biens les plus importants sont sans valeur marchande (l’air, l’eau…). Par ailleurs, on découvre que les données immatérielles sont déterminantes (l’éducation, la santé…).Notre système comporte de grandes aberrations : les catastrophes telles que la marée noire, la grande tempête de 99, les accidents de la route… sont intégrées dans nos comptes de manière positive (le mécanicien qui répare une voiture cassée encaisse le prix de sa réparation, et ce prix entre comme une création de richesse dans notre PNB).Enfin, les dépenses de l’Etat (l’éducation, par exemple) rentrent comme des charges. Cela nous a conduits à intérioriser que seules les entreprises produisent de la richesse et que l’Etat ponctionne.

Les deux sens d’inestimable

L’échange économique fait partie d’un système d’échanges beaucoup plus large. Notre premier échange est celui que nous avons avec notre environnement naturel (quand nous respirons, par exemple). Le deuxième est celui qui se fait entre les êtres humains. Et le premier échange entre les êtres humains est celui de temps…Une partie de cet échange de temps est traduit en termes monétaires, mais une partie seulement. L’argent, c’est du temps et non l’inverse.Pour les humains, c’est le rapport de la vie et de la mort qui structure notre rapport au temps. Qu’est-ce qui a de la valeur pour chacun à l’heure de la mort ? Pas le pouvoir, pas la richesse, mais bien l’amour. La vraie valeur est donc bien celle de l’amour : si l’on demande a un mourant s’il préfère qu’on lui donne 1 milliard de francs ou qu’il se réconcilie avec les amis ou membres de la famille avec lesquels il s’est fâché, son choix est évident.Jadis, ce qui avait le plus de valeur n’avait pas de prix. Et puis l’économie marchande a tout envahi, et on en arrive à « ce qui n’a pas de prix n’a pas de valeur ». Ceci génère un grand malaise de société et une grande angoisse pour les êtres humains. De nombreuses richesses, sociales ou écologiques, ne reçoivent pas de valeur. Il faut en simuler la perte pour en redécouvrir l’inestimable valeur.Dès que l’on remet en cause la production de la richesse, on en vient à chercher ce qui est vraiment important et comment cela peut s’exprimer pour une collectivité.

La double face de la monnaie

La monnaie a trois fonctions : c’est un étalon pour compter, c’est un moyen d’échange convenu, et c’est une réserve de valeur à travers le temps.La première fonction de la monnaie, c’est de pacifier (« faites le commerce, pas la guerre ! »). La monnaie permet l’échange en situation de neutralité affective : on n’est pas obligé d’aimer la boulangère pour acheter son pain, et elle même est tenue par la loi de nous le vendre.L’une des caractéristique de l’espèce humaine est qu’elle ne s’aime pas : les individus ne s’aiment pas les uns les autres, l’humanité ne s’aime pas elle même et les individus ne s’aiment pas eux-mêmes (d’ailleurs, l’égoïsme est le signe d’un grand désamour de soi-même qui amène à réclamer de plus en plus d’amour et de reconnaissance de la part des autres). Alors comment faire pour que les gens ne soient pas continuellement en guerre ?La première origine de la monnaie est religieuse car ce qui est premier, ce n’est pas la production, c’est le don : notre vie nous est donnée, la nature nous est donnée… La première tentative de l’être humain pour rétablir les termes de l’échange est de payer pour ce don (parce que, si je n’ai rien par moi-même, alors qu’est-ce que je vaux ?). Payer pour le don, c’est rentrer dans la logique du sacrifice : par exemple, on pacifie avec le bouc émissaire qu’on sacrifie, puis on passe au sacrifice animal qui symbolise le sacrifice humain puis on arrive au sacrifice d’argent (hautement symbolique).Si la monnaie peut pacifier, elle peut aussi détruire l’échange entre les humains. C’est la monnaie source d’exclusion. Ce renversement de valeur se fait lorsque c’est la monnaie qui devient essentielle, au lieu des humains et de la terre. Là réside le côté violent de la monnaie.Il y a trois formes d’échanges entre les êtres humains :- le don d’amour, dans la gratuité ;- le système du « donnant-donnant » ;- l’échange par rivalité et captation.L’espace de la monnaie est celui du donnant-donnant. Elle a tendance à aller vers la rivalité et la captation, mais si elle va jusqu’au bout, elle détruit la confiance, l’échange s’arrête et elle se détruit elle même : c’est la crise de la monnaie.Aujourd’hui, il nous faut changer d’indicateurs de richesse, de systèmes d’échange et de monnaie.Quelques pistes pourraient être développées.

– Porter au débat public notre manière de comptabiliser la richesse, car cela ne peut et ne doit être fait qu’au terme d’un débat démocratique. Un tel débat nous concerne tous, au premier degré : il s’agit de définir quelles sont nos valeurs et comment elles sont portées et développées par notre collectivité.

– Utiliser la méthode de simulation de la perte pour établir notre hiérarchie de valeurs, car elle permet de faire émerger des évidences.

– Utiliser et revisiter toutes les avancées et outils qui ont été mis au point au niveau international pour comptabiliser autrement (par les Nations unies, notamment…).

– Valoriser les autres types d’échange (non marchands)

– Avancer dans la mise en place de monnaies plurielles, avec notamment les monnaies affectées (chèques-repas, chèques services…).C’est un vaste travail qui nous reste à réaliser : choisir la vie !

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