Philippe Robert : « Les normes sont celles des groupes dominants »

PhilippeRobertATTENTION CE COMPTE RENDU N’A PAS ENCORE PU ETRE RELU  PAR PHILIPPE ROBERT ET N’ENGAGE DONC PAS SES PROPOS : NOUS AVONS PU MAL COMPRENDRE UN DE SES PROPOS.

 

Philippe Robert est professeur et directeur de recherche au CNRS, il a créé un groupe de recherche sur « déviance, délinquance, justice » devenu le plus grand centre européen de recherche.

Déviance Le mot donne l’idée de quelqu’un d’anormal, de pas comme les autres. Mais anormalité n’est pas déviance. Exemple : une personne qui pratique une religion différente des autres habitants d’une même ville n’est certes pas comme les autres mais elle n’est pas pour autant déviante. Idem pour une personne aux yeux clairs dans un pays à majorité d’yeux foncés. On peut facilement glisser d’une catégorie à l’autre.

Quand tout va bien on supporte bien les gens aux caractéristiques différentes, mais quand la situation se tend (crise, gens qui se sentent mal), on supporte moins facilement les différences – « pourquoi il a les yeux clairs ? Ses ancêtres ne sont pas d’ici ? Peut-on compter sur lui ? Est-il loyal envers le pays ? »Exemple aussi de l’idiot du village qu’on regardait de travers quand les gens mourraient, ou que l’eau du village devenait mauvaise, etc. La déviance est le fait de ne pas respecter une norme sociale. Le problème c’est qu’il y a des tombereaux de normes sociales.

Dans un groupe, la convergence des intérêts ne suffit pas à expliquer que le groupe agit ensemble. Chacun a avantage à se dire « laissons les autres faire ». Ce qui pousse à agir ensemble, ce sont les règles qu’on se donne – elles ont plusieurs caractéristiques :

Se lever à 7h du matin, est-ce une règle ou une habitude ? Si c’est une habitude, ça n’a pas de conséquence le jour où je me lève plus tard. Si c’est une règle, on va se moquer de mon retard, ou me renvoyer de mon travail – ce sont des sanctions.

La norme c’est une règle qui si elle n’est pas respectée est sanctionnée.

Caractéristiques de la norme :

– La norme est sanctionnée. Elle est donc un acte de pouvoir

– Même si c’est un acte de pouvoir, elle n’est pas illégitime. C’est pourquoi les gens obéissent alors qu’ils n’en ont aucune envie (c’est le mystère de l’obéissance sociale). Exemple de l’heure d’entrée au collège tous les matins à 8h, ça embête tout le monde, il faut s’organiser mais la plupart font des efforts pour la respecter parce que ça a du sens.

– Il y a plusieurs sortes de normes : des enfants qui jouent aux billes inventent leurs règles (il n’en existe pas d’officielles).Ce sont alors des normes informelles, liées à l’action qu’on veut régler. Un groupe d’ados qui marchent en forêt, pour s’y rendre a besoin d’une voiture. L’un d’entre eux a 18 ans et peut emprunter l’auto de son père. Ils adoptent une heure de rendez-vous – 8h15 sur la place. Pour ce groupe, c’est une norme. Un jour ou l’autre, un d’entre eux ne sera pas à l’heure, fatalement. Il est pourtant ok avec la règle. Si c’est le propriétaire de la voiture, il ne se passera rien car il détient le pouvoir de la voiture. S’il fait la même chose tous les week-ends, la règle va muer, on oubliera qu’on avait dit 8h15. Si c’est un autre, ça va varier selon comment il est considéré dans le groupe. Si c’est l’emmerdeur, les réactions du groupe vont  être virulentes. Si le retard est régulier, on partira même sans lui, « ça lui servira de leçon » ! Il est alors exclu.

Normes et société

Dans une société complexe, où les membres ne sont pas forcément en présence les uns des autres, les règles passent par des mécanismes nommés politiques (étymologie : ville, intérêt commun) : on fait des lois (qui ne peuvent exister que s’il y a des institutions pour produire ces règles).

Pour adopter une règle générale, il faut un langage qui s’applique à un grand nombre de cas, qu’on ne peut prévoir à l’avance. Est donc employé un langage abstrait, généraliste – ex : « qui soustrait frauduleusement le bien d’autrui est passible de… ». Avec une telle phrase, se brancher sur le compteur de son voisin a beaucoup fait cogiter les tribunaux en son temps !  Exemple qui a aussi fait cogiter les tribunaux : la voiture empruntée la nuit et ramenée le lendemain matin !

Les normes sont créées et gérées par les institutions. Les normes concrètes (exemple des billes) sont fragiles, on peut les oublier et elles sont malléables (on peut les changer en cours) ; les autres normes sont moins malléables, il faut passer par les mêmes circuits pour les créer comme pour les changer.

L’émergence d’un problème social conduit à faire une loi à ce sujet. Parmi les acteurs sociaux, certains ont intérêt à cette loi, d’autres non.  Pour une loi qui arrive à bon port, des tas d’autres échouent (et reviendront des années plus tard peut-être)

L’inter normativité

Dans la vie sociale il y a tout un tas de règles : se tenir pendant un repas est différemment perçu s’il s’agit d’un pique-nique, si on est chez tante Marguerite, chez soi, s’il s’agit d’un repas officiel, etc. Il y a des règles officielles et des règles officieuses.

Exemple : je ne supporte pas mon voisin mais je sais que la loi prévoit de la prison si je le tue ! Mais une loi plus prégnante est celle de notre conscience : on serait exclu par les amis, la famille – ce sont des normes moins visibles.

La loi sociale homogénéise et réduit les poches de dissidence (groupes mafieux, criminels, etc.)

Exemple de conflit de règles : la façon de conduire des garçons des bandes d’ados. Ils sont des dangers publics, conduisent sans permis. Ils obéissent, eux, à une norme de leur bande qui est de montrer leur virilité et leur audace. C’est plus important pour eux. Plus tard, lorsqu’ils ont une petite amie, un enfant peut-être et un travail, ils changent leur façon de conduire. La règle officielle devient aussi la leur – la bonne. Parfois, la règle qui a le dernier mot n’est pas forcément la bonne.

Les « incivilities » (années 80)

Un quartier où les gens ne respectent pas les règles de coexistence, où les espaces communs ne sont pas entretenus. Sont occasionnés des désordres physiques et sociaux (les enfants jouent au ballon, cassent des vitres, le bailleur ne répare pas la vitre, etc.). En Europe et en France, les premières incivilités citées sont punies mais pas le syndic qui ne répare pas la vitre.

Dans les zones urbaines à l’abandon, les autorités ne remplissent pas leur fonction, ne dépensent pas d’argent. Les groupes d’habitants (jeunes surtout) donnent l’impression de ne pas respecter la tranquillité des autres.

Quand il y a plusieurs groupes, il y a plusieurs règles différentes.

Le mot « incivilité » est employé par des gens de l’extérieur, désapprobateurs et non compréhensifs. Ce mot fait l’économie de l’analyse de ce qui se passe dans un quartier donné.

Questions, interventions

En 1976, l’âge majeur est passé à 18 ans – mon fils avait 18 ans. Je n’ai pas compris que le lycée me demande de signer son carnet alors qu’il était majeur.

L’école fait semblant que tout le monde est mineur, en espérant que personne ne soulèvera le hiatus, que les parents ne viendront mettre leur nez dans les façons de faire au risque d’ajouter de la complexité dans la gestion. Autre hiatus, les majeurs sont majeurs mais pas autonomes (vivent chez leurs parents). Cet exemple montre la difficile coexistence parfois de normes contradictoires que sont les normes de la société civile et les normes de fonctionnement.

L’exemple d’une jeune fille dont le père refuse la contraception alors que pour la société civile elle y a droit, pose la hiérarchisation des normes – celle qu’on va faire triompher sur les autres. C’est d’ailleurs un des principaux travaux des juges.

Au fil des siècles, la puissance paternelle est devenue autorité paternelle puis autorité parentale et est aujourd’hui de plus en plus vague.

La loi civile française ne reconnaît aucune norme religieuse, pourtant, notre société est forgée par le christianisme et le catholicisme – en ce qui concerne par exemple les jours fériés plaquées sur les  fêtes religieuses.

Le poids des normes augmente-t-il ou diminue-t-il ?

Est-ce que c’est un poids ? Les normes les plus efficaces sont celles qu’on ne perçoit pas comme des obligations parce qu’on a oublié que ce sont des normes. Elles sont devenues des habitudes. La règle est devenue façon de faire de soi-même. Elles ne sont pas nécessairement perçues comme des contraintes.

Quand on dit contrainte, ça signifie qu’on n’a pas intégré la norme, on parle donc de poids des normes. Exemple : quand, dans une situation professionnelle, une nouvelle formalisation, un nouveau protocole est institué, les praticiens trouvent que c’est une contrainte nouvelle – il faut lire le protocole, respecter les phases à suivre etc. Avant, ils faisaient comme ils voulaient, la même chose, alors qu’ils doivent désormais suivre exactement ce qui est écrit. C’est une formalisation de la norme alors qu’elle existait déjà, apprise durant les études.

Plus les sociétés sont complexes, plus les formalisations existent.Ce qui fait poids, c’est souvent la formalisation de la norme plus que la norme.

– Les normes européennes et mondiales sont fondées par des possédants qui ont toujours plus. Ça produit des déviances et des révolutions.

La production de normes européennes est abondante. Elle transforme les marchés nationaux en marchés internationaux avec pour doctrine que la libéralisation du marché  diminue le taux de pauvreté dans le monde. C’est vrai dans les pays émergents et à l’échelle mondiale (Chine, Brésil, Inde) mais la diminution de la pauvreté s’est arrêtée dans les pays riches. (Amérique du nord et Europe). De plus la richesse des riches augmente.

Les modes de décision font se rencontrer représentants des états et groupes d’intérêts qui sont les principaux interlocuteurs du parlement Européen. Le débat parlementaire national est très dépendant des décisions du conseil de l’Europe.

– Toutes les révolutions ne renversent pas le système des normes. Parfois c’est un changement de personne. Dès le Directoire, Consulat et Empire, le système de normes était très proche de l’ancien sauf que c’est devenu une société de classes et non plus d’ordres.

– Concernant le poids ou non des normes, on peut s’interroger sur nos compétences qui ne sont pas forcément valables toute une vie. Les connaissances restent-elles valides ? (exemple de la maîtrise d’un véhicule – on réfléchit d’ailleurs à faire passer le permis de conduire plusieurs fois dans une vie).

On ne peut pas avoir de déviance en soi s’il n’y a pas de normes.

La déviance n’est pas un bien ou un mal, c’est la conscience de l’existence de règles.

Qui dit règles dit forcément déviance

Le jeu normatif c’est d’abord un jeu avec la règle du jeu – une partie du jeu social consiste à modifier les règles. La norme est constamment en jeu

Il y a déviance car défaut de socialisation, soit dans l’apprentissage (si un enfant n’est pas élevé dans le respect des normes), soit s’il y a conflit entre groupes de référence (familial et scolaire par exemple), soit si déficit de contrôle : ceux qui transgressent sont mal contrôlés par famille, amis, etc.

Les facteurs qui créent de la transgression :

1-     Glissement : dans certaines situations on glisse vers la transgression

2-     Dissociation entre moyens et fins : les moyens de respecter les normes (marché du travail) sont barrés pour certains, qui inventent donc des moyens illégitimes de gagner leur vie.

3-     Les normes sont celles des groupes dominants, les groupes dominés ne sont pas portés à les trouver légitimes .

4-     L’existence de cibles tentantes et non surveillées suffit à expliquer la transgression (l’occasion fait le larron).

Trois facteurs se combinent : l’intérêt, l’occasion, le rapport qu’on entretient avec la norme.

Un peu d’Histoire

En Europe de l’ouest, avant la révolution française, ce sont des sociétés où il est très difficile d’entretenir des relations suivies avec des gens qui ne sont pas nos voisins. La vie locale est très importante. Les occasions de s’emparer du bien d’autrui sont rares, il y a peu de richesses mais les querelles sur la réputation sont nombreuses (une bonne réputation est nécessaire pour avoir la protection de ses voisins). Les normes du roi sont minoritaires par rapport à celles de la communauté locale

Au 19ème, 1ères usines, prolétariat urbain. Tout ce qui est emportable est volable. Les classes possédantes ont peur, pourtant la classe prolétarienne urbaine n’est pas nombreuse.

1830 : naissance de ce qui ressemble à une police, en Angleterre. 1880, grande crise économique. Naît une autre forme d’Etat – c’est la 3ème république, en France. En Angleterre naissent assurance sociale et service public. Les non propriétaires deviennent des citoyens. Les normes de l’Etat gagnent en légitimité, celles des petites communautés sont ruinées car le lien social change de nature. Le chemin de fer, le télégraphe et le téléphone permettent des relations plus éloignées. Les polices modernes se développent rendant le vol plus difficile. L’Etat est le garant officiel de la sécurité des personnes et des biens.

Fin de la 2nde guerre mondiale, entrée dans la société de consommation. 1960, les gens ne conçoivent plus de vivre sans voiture et sans téléphone. La génération suivante ne conçoit plus de vivre sans ordinateur et sans connexion,  la suivante sans portable. C’est la consommation de masse, on possède plus de biens qui ne durent qu’un temps.

Les normes sociales évoluent, les déviances aussi. L’intérêt pour la prédation grandit avec le prestige de posséder certains biens. Le développement rapide de ces biens se généralise, il est très facile d’en voler, et ce d’autant plus qu’il y a beaucoup moins de surveillances privées et publiques, que très peu de gens travaillent là où ils vivent et qu’il n’y a plus personne pour surveiller le logement – les femmes travaillent, la scolarité enlève les enfants de la maison et les personnes âgées sont en maisons de retraite

Le travail de la police, en Angleterre d’abord, consiste désormais à surveiller la rue, pas les biens. Ils chassent les délinquants et ne surveillent plus l’espace public. 1960-1985, c’est l’explosion des vols.

1970 : On assiste à une dualisation du marché du travail : stable pour les qualifiés, précaire pour les autres.

La protection sociale est affaiblie car basée sur l’hypothèse du plein emploi alors que 1/10ème de la population est au chômage chronique ou dans un travail précaire. La protection sociale est de plus en plus précaire.

Naît une violence expressive émanant d’une minorité désaffiliée qui réagit aux normes. Cette violence effare les gens. C’est que les normes  suscitent des réactions disproportionnées.

 La déviance ne fait pas automatiquement le déviant :

Pour que quelqu’un soit noté comme déviant, il faut qu’il commette une transgression mais qu’il fasse l’objet d’une désignation. Il faut donc un groupe qui mène à bien cette désignation. Mais la police s’intéresse aux grandes affaires. Un vol, pour elle, est le 40ème de la journée…

Entre la transgression et la désignation il y a donc un processus pas automatique. Dans la triade victime, autorité et déviant, le déviant est absent, c e qui favorise les phantasmes – on impute la déviance à des catégories de population.

Il est aussi plus facile de repérer celui qui passe toute sa vie dans l’espace public, donc plus exposé à la désignation que celui qui va de lieu privé en lieu privé. La déviance du plus fort est plus discrète et il a du pouvoir sur changer les normes.

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