Pierre Alphandéry et Barberine d’Ornano : introduction aux normes

Pierre Alphandéry est chercheur à l’INRA (Institut national de la recherche agronomique) sur les questions de biodiversité et d’environnement. Il a écrit dernièrement un livre sur les normes environnementales. Barberine d’Ornano est consultante auprès d’entreprises, tribunaux, mairies, etc. Son métier consiste à permettre à des salariés d’avoir des temps de recul pour observer, parler de leur manière de faire et apporter des améliorations – pour les usagers et pour eux également. Tous deux ont introduit, le samedi 9 novembre 2013 après-midi, notre chantier de l’année sur la question des normes.

Barberine nous propose d’énoncer tous les mots qui nous viennent à l’esprit autour de « norme » : règle, droit, uniformisation, stéréotype, critère, standard, discrimination, contrainte, hors norme, valeur chiffrée, sécurité, marges, limité, garantie, moule, certification, classement, expérimentation, exclusion, stéréotype, codification, harmonisation, définition, taylorisme, paradigme, mobilisation, sexisme, déviance, commun…

Pierre explique que les normes sont produites au niveau local, national, et de plus en plus international. Il est donc de plus en plus difficile de les penser et les articuler. Elles concernent la partie de notre vie proche (relations de personne à personne) mais aussi la partie de notre vie gérée par des institutions plus globales (école, hôpital, nation, etc.) La question de savoir comment articuler ce proche et ce lointain est le boulot de la sociologie.

Les normes impliquent beaucoup de contraintes, de discipline, mais sont également une protection. C’est à la fois le lien social et la contrainte sociale.

Pierre nous lit un extrait du livre « La construction de la réalité sociale », de Berger et Luckman : on a toute une réserve de connaissances acquises par l’école, la lecture et les diverses activités qui nous permettent d’appréhender les gens et de les classer. Le langage (l’échange) nous fait appréhender le monde pas tout seul, avec les autres. Quant à l’inconnu, nous avons une réserve d’imagination pour l’appréhender.

Le livre « L’imagination sociologique », de Charles Wright Mills, propose un mode d’articulation. Il envisage le rôle du sociologue pour aider les individus à se repérer dans le maquis de la vie – les épreuves (heureuses ou malheureuses) traversées au boulot, dans la famille, dans ce global dans lequel ils sont plongés. Les épreuves traversées par chacun dépendent aussi de situations globales, les individus-seuls ne sont pas en cause.

Manuel Castells, sociologue américain, pense que ce qui domine les relations, c’est l’espace des flux : on est au courant des événements en temps réel – l’efficacité du capitalisme repose là-dessus. Depuis que ces flux existent, nous vivons une dissociation de l’espace-temps. Dans le même espace peuvent se côtoyer des temps différents, et vice-versa.

Les expériences fondamentales de la vie se déroulent dans l’espace des lieux proches.

La norme énonce ce qui doit être, ce qui doit être fait. Les mots les plus proches sont : règle – norme – valeur. On va du plus concret au plus abstrait.

Barberine donne un exemple à travers les tribunaux. Chacun peut penser : je vais être jugé de façon équitable, conformément à une loi. Mais à Lille, Clermont ou Marseille, les procédures ne sont pas toujours appliquées de la même façon, or chacun a ses petits écarts. Ce n’est pas facile de se tenir à des normes, même si on en comprend l’intérêt. Et pourtant, les personnels des tribunaux ont des valeurs très fortes. Certaines valeurs sont intériorisées et partagées par tous : «Je n’ai jamais entendu quelqu’un me parler des détails d’un dossier » ; ou encore :  « Il n’y a jamais un mot plus haut que l’autre » (chez les éboueurs de Paris, en revanche, on se dit « haut » les choses. A situation égale de relation, le « comment » est différent dans les deux univers).

Réactions du groupe et réponse des intervenants

– Une norme peut être implicite, pas écrite. Il y a ce qu’on dit et ce qu’on ne dit pas. Des codes sociaux ne sont pas écrits. Entre ce qui est dit et pratiqué, des choses se sont constituées de façon implicite au fil du travail. Entre ce qui est écrit et le réel, il y a parfois un grand écart, il faut faire avec les deux.

– Y avait-il des normes naturelles chez les hommes préhistoriques ? Qu’est-ce qui fait que l’humain construit des normes ? Les animaux sont capables de beaucoup de choses, mais seul l’humain a la faculté de se poser des questions – les normes sont du lot.

– Tout part de la division sociale et de la division du travail : plus ça s’organise en divisions fines, plus il faut des normes pour organiser le global.

– Difficulté entre règle et norme. Prenons l’exemple du mariage pour tous : on a vu que la norme du mariage, c’est pas si simple. L’idée que chacun se fait du mariage est une norme pour lui. Autre exemple : bien manger, partager un gâteau, c’est important pour moi, c’est une valeur. Si je veux faire plaisir à quelqu’un, je vais mettre de beaux couverts – la norme est alors différente.

– Une règle énoncée implique-t-elle une norme en amont ? Une norme énoncée n’implique pas forcément des règles énoncées…

Barberine d’Ornano nous propose que, par petits groupes, nous nous mettions d’accord sur une valeur et une règle auxquelles on attache de l’importance, et qui font que le groupe Naje avance. Ce qui donne le tableau ci-dessous.

Tableau

On observe que les frontières sont difficiles à établir. Elles sont plus faciles à établir pour le réchauffement climatique, par exemple.

Reprise de l’exposé par Pierre Alphandéry

La norme, c’est de la permanence et du changement.

À la fin du 19e siècle, l’Ancien régime (la monarchie) s’effondre sous les coups du marché, de l’industrialisation, de l’émergence conjointe de la question sociale et de l’individualisme. La société ne peut plus fonctionner comme avant. Naissent alors les sciences sociales, dont les pères fondateurs qui se prononcent contre l’Ancien régime. Mais se pose la question de ce qui va prendre la place de toutes ces corporations issues de la tradition, de la religion et du roi pour asseoir de nouveaux liens sociaux. Arrive la notion de modernité : la société trouve ses règles en elle-même (autorité de l’État, consultation, débat, etc.). Durkheim imagine la « société » qui prendrait la place d’un ordre social très contraignant (un paysan restait à vie dans sa campagne). On peut désormais tenter de changer de condition sociale et de vie. Sa société est un peu calquée sur ce qui existait, avec beaucoup d’obligations et de contraintes intégrées dès l’école. Ce dispositif nous imprègne encore aujourd’hui comme modèle.

En 1945, à la Libération, la politique devient plus importante. S’y ajoutent les dimensions sociales et culturelles.

Le rapport de Pierre à l’INRA a été difficile : « Je m’intéressais aux formes de production agricole alternatives à l’agriculture industrielle. C’était peu après l’époque du Larzac. L’INRA s’était coupé du monde agricole dans la mesure où près des trois quarts des paysans français ne souhaitaient veulent pas prendre les recettes de l’industrie agro-alimentaire. » Pierre soutient les paysans intermédiaires (qui ne sont ni productivistes ni traditionnels). Ils ont besoin de moins de subventions. Pourtant, son supérieur hiérarchique refuse le dossier. L’INRA ne s’intéressait qu’aux agriculteurs susceptibles d’appliquer le modèle de développement industriel et productiviste.

On voit bien que cette question des normes est politique. C’est une vision de la société, de l’agriculture. Qui dit normes dit donc aussi contestation sur les normes. Mais la dimension politique s’efface de plus en plus au profit d’une société de marché, d’information, de flux. L’État se retire de plus en plus de cette discussion sur les normes. Apparaissent les normes qui encadrent au nom des principes du développement durable.

Les ONG débattent entre elles et avec les industriels (sans les États) pour déterminer des normes qui encadrent les productions. Aujourd’hui, l’État n’a plus de point de vue. Ce sont aux acteurs concernés de dégager les points importants. Ils sont les plus influents, les plus à même d’amener un discours qui entre dans les normes. Ils tirent leur épingle du jeu.

Les années 70 ont été celles de la critique des normes.

Aujourd’hui, le monde est de plus en plus complexe, le public délègue au privé le soin d’organiser les normes, les règles. Des choses fondamentales passent sans qu’on s’en rende compte.

Le politique est la manière dont une société se représente son avenir. Actuellement l’intérêt privé passe avant l’intérêt général.

Questions-réponses

– La production de soja implique toute la planète alors que ce sont les producteurs privés qui en décident. Si le privé demande des subventions, il ne doit pas être le seul à décider.

– « Les moissons du futur », film de Marie-Monique Robin sur la bonne bouffe : nouveau modèle de production.

– La question des normes est déléguée aux « experts ». Ils savent, et donc ont du pouvoir. Mais certaines dimensions (ce qu’on appelle le « care », par exemple) ne peuvent pas se mesurer en termes d’experts. Le pouvoir préfère les chiffres, plus faciles à acquérir et à brandir, et il est, de ce fait, très lié à la science.

– Les normes Iso sont internationales. NF et Afnor sont des normes françaises, créées par des groupes de travail où vient qui veut.

– On observe une prolifération des normes. Il y en a qui s’appliquent à tous et d’autres qui sont « d’application volontaire » (lois douces) : les respecte qui veut.

Barberine d’Ornano présente les valeurs de son travail :

– Que chacun trouve sa place dans le monde du travail.

– La somme des intelligences est supérieure à l’intelligence individuelle.

– Efficacité et qualité de vie au travail sont à rechercher conjointement.

Elle nous propose trois histoires.

1.           Sur le parvis d’un monument parisien. Samedi, file d’attente, contrôles sécurité, caisses, agents qui orientent… Pluie, une visiteuse tombe, blessure, ça saigne. Tous les agents se précipitent, installent une zone pour protéger autour d’elle, une employée fait un malaise, tous appellent avec leur radio le responsable pour qu’il appelle les pompiers, mais appeler tous ensemble fait bloquer le système. Le responsable finit par avoir l’info (sans autre détail que « La blessée porte une robe bleue » !) et appelle les pompiers. Samu arrive, évacue, chacun reprend sa place.

– Local de repos quelques jours plus tard, café : 4 animateurs d’équipe qui ne se voient pas souvent. Julien a piloté l’histoire de la blessure et dit : « On s’est débrouillés mais on n’a pas été très bons ! Faut qu’on se mette d’accord. On est un Établissement qui Reçoit du Public (ERP), on n’est pas dans les clous côté respect des normes. » Martine : « On s’est pas trop mal démerdés, par contre, au sujet des sacs oubliés, l’autre jour il y a eu une alerte à la bombe dans un autre monument, et c’était une vraie ! » Gérard : « À la clôture, à 17 h, y’en a tous les jours un qui râle parce qu’il vient de Bogota ou d’ailleurs et qu’on lui gâche sa visite ! » Quant à leur supérieur, il partage son temps entre trois monuments ! Comment se mettre d’accord sur ce qui est prioritaire ?

2.           À l’hôpital. Le personnel – infirmières, aides-soignantes, anesthésistes, médecin… – doit suivre une formation sur « les outils et techniques de la qualité, ou comment mobiliser les personnels ». En plus du travail, l’hôpital a l’obligation d’organiser des réunions pour s’interroger sur les bonnes façons de faire, et des groupes de travail pour revisiter les procédures (en conformité avec des conclusions d’experts) et créer de la traçabilité à travers des écrits. Le personnel est ultra fatigué. Ses valeurs sont : « On est là pour accompagner la personne » et : « Il faut évoluer avec l’évolution des techniques ». Mais de là à s’arrêter quand on a peu de temps, se réunir, et tracer…. c’est une autre histoire !

– Service des urgences : des flots de gens, des passages dans le couloir encombré par des cartons d’archives qu’on ne sait où mettre. Depuis un an et demi, Julien veut mettre tout ça dans un placard, mais on attend la serrure !

– Salle de réunion des cadres : un supérieur annonce le passage de la commission de sécurité. Julien répond qu’il n’est pas possible de ranger les cartons. Le supérieur : « Débrouille-toi, si on se fait retoquer ça peut être grave pour la suite (au niveau du financement par exemple)… »

– La commission passe, couloir impeccable. Quelques jours plus tard, les cartons de dossiers sont à nouveau là, la vie continue…

– Quelques jours plus tard, Julien est à son bureau et voit trois mails arriver : « résultat du contrôle de la commission satisfaisant », « la serrure va être posée », « convocation à la formation » (décrite au début).

3.           Dans un jardin parisien. Un quart de la superficie de Paris est en jardins. 9 à 10 millions d’usagers. Depuis 2001 les pelouses sont accessibles.

Un label QualiParis a été créé, il oblige à se mettre en conformité avec 15 engagements (entre autres : informer des modalités d’accès, informer le public sur la biodiversité, les agents doivent être courtois et reconnaissables, etc.).

L’équipe est composée de jardiniers (métier choisi), de cantonniers (qui réparent un peu tout) et d’agents d’accueil et de surveillance. Tous sont obligés de ramasser les crottes de chien, les seringues, etc. Ils sont confrontés à des gens qui leur demandent tout un tas de choses sur les immeubles environnants, l’architecture, à l’incivilité des enfants en vélo, aux mères qui laissent leurs enfants sans surveillance, etc.

Leur supérieur, Denis, doit les convaincre de l’intérêt de la démarche QualiParis. D’abord parce qu’ils n’ont pas le choix, et parce qu’il croit vraiment que cette démarche est une occasion que tous les employés du jardin se parlent et se mettent d’accord sur des améliorations profitables à tous, usagers comme personnels. Les agents pensent qu’il n’est pas sur le terrain, qu’il ne se rend pas compte. Denis va devoir animer la réunion pour lancer QualiParis.

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